Depuis maintenant 20 ans, Nick Cave et ses Bad Seeds nous avaient gratifiés d’une série d’albums d’un niveau certes inégal mais toujours très élevé, et dont même les relativement moins bons contenaient leur lot de pépites qui méritaient à elles seules de se les procurer. Le groupe allait-il maintenir éternellement cette assez hallucinante qualité artistique ? Nick Cave pouvait-il faire un album vraiment mauvais ? Telle est la question lancinante à laquelle nous allons tenter de répondre dans cette nouvelle chronique !
C’était avec un peu d’appréhension que l’on se demandait, à chaque nouvel album, si les Bad Seeds et leur maître de cérémonie allaient se relâcher, en se disant que ce jour arriverait forcément… Mais non, à chaque fois les Seeds arrivaient à se réinventer, à surprendre, à prendre le contre-pied de tout ce qui faisait le succès de leurs précédents disques, et à chaque fois, au bout du compte, remportaient la mise haut la main. Depuis le début des années 90 et le tournant décisif de The Good Son, le groupe venait ainsi d’enchainer une série exceptionnelle de coups de maître (si l’on excepte la relative faiblesse de The Boatman’s Call, mais qui peut être considéré comme un quasi-album solo de Nick Cave). Jugez-en : Henry’s Dream et sa « confessional poetry » hallucinée, Let Love In et sa fausse pop d’une perversité inouïe, le potache mais musicalement génial Murder Ballads, et jusqu’à ce chef-d’œuvre qu’était No More Shall We Part, synthèse magistrale qui venait couronner une décennie particulièrement faste. Qu’allait donc nous proposer le groupe au tournant des années 2000 ? Quelle direction poétique et musicale allait-il prendre ? Quel message Nick le Prédicateur allait-il délivrer à ses fidèles transis ? Qu’allait-il nous enseigner de plus sur l’Amour, la Rédemption, Dieu, le Bien et le Mal ? La réponse, hélas, c’est : pas grand-chose…
Musicalement, les Bad Seeds stagnent assez sévèrement par rapport au précédent album : des ballades au piano, on en a déjà écouté de meilleures sur No More Shall We Part ; des chansons plus énervées, on y en trouvait aussi, et des biens plus réussies. Certes, la production est toujours aussi propre, classe et épurée, à l’image de la pochette, mettant parfaitement en valeur chaque instrument ; certes, la voix de Nick Cave est toujours aussi magnifique, les morceaux toujours aussi impeccablement composés et arrangés… Mais voilà, la sauce ne prend pas : aucune émotion ne sourd véritablement, aucun feeling ne nous transporte, aucune énergie ne nous prend aux tripes... Aucun titre ne s’impose immédiatement, n’accroche l’attention de l’auditeur par son rythme, sa mélodie, son intensité ; aucun non plus qu’une écoute répétée permettrait d’apprécier comme un vin qui se bonifie avec le temps, comme c’était le cas par exemple sur Your funeral… my trial. On sent pourtant que le groupe cherche à faire quelque chose de ce disque, retrouver l’esprit garage des débuts, le sentiment d’urgence, l’émergence chaotique, tout ce qui faisait à la fois la limite et la force de leurs premiers albums, bref, raviver la flamme punk quelque peu voilée depuis que Nick s’était découvert une âme romantique… Mais voilà, comme souvent (ne parlons que de Korn III ou du St Anger de Metallica), le « retour aux sources » tant promis ne débouche que sur une gênante parodie…
Donc, nous dit-on, l’album fut enregistré en une semaine, pendant la tournée de No More Shall We Part, par l’ancien producteur des Birthday Party ; contrairement aux disques précédents, très travaillés, les morceaux furent en partie improvisés par le groupe pendant les séances d’enregistrement ; et les Bad Seeds se lâchent comme ils ne l’avaient pas fait depuis longtemps sur le monstrueux jam final de "Babe, I’m On Fire", vendu comme une apocalypse sonore digne des années post-punk… Mais dans le même temps, Nick reste obsédé par son piano, son lyrisme de crooner revenu de tout ; et dans le même temps encore, on sent que le violon de Warren Ellis prend le dessus sur les guitares de Blixa Bargeld et de Mick Harvey dans l’habillage musical des chansons, guitares qu’on n’entend plus du coup qu’en vague bruit de fond folk ou en saturation générique et sans inspiration… Le remarquable équilibre musical trouvé depuis Let Love In se détraque ici, on sent qu’il y a trop de monde, trop d’instruments qui se marchent sur les pieds, on imagine presque les tensions entre le nouveau mais omniprésent violoniste et les vieux guitaristes de toujours (Bargeld quittera d’ailleurs le groupe après cet album pour « différents irréconciliables », et Harvey ne tardera pas à suivre…). On se rend compte que Cave n’arrive pas à trouver le bon compromis entre toutes ses aspirations contradictoires (mais l’erreur n’est-elle pas de vouloir le compromis plutôt que de trancher ?), qu’il ne sait finalement pas vraiment quelle direction donner au disque.
Pour être juste, signalons la jolie ballade au piano "Right out of Your Hand" (qui doit beaucoup au contre-chant troublant de Conway Savage) : c’est bien le seul morceau qui mérite d’être sauvé de cet album, et encore souffre-t-il de la comparaison avec ce qu’a pu produire le groupe dans le passé (1). "Wonderful Life" s’écoute aussi agréablement avec sa belle ligne de basse et l’indécision rendue par le chant ambigu de Nick Cave (affirmation optimiste ou auto-conviction désillusionnée ?), et "There Is a Town" intrigue avec ses arpèges de guitare tortueux ; mais c’est surtout en raison de la pauvreté des autres morceaux qu’ils attirent distraitement l’attention. Par contre, des ballades comme "He Wants You", "Still in Love" ou "She Passed by My Window" sont parfaitement insipides, tandis que les titres western-rocks comme "Bring It On" et "Dead Man in My Bed", ou l’insupportablement long et répétitif "Babe, I'm on Fire", malgré le déluge attendu d’orgues gospel et de guitares saturées à la Velvet, sentent terriblement le réchauffé. En fait, c’est simple : prenez tous les mauvais morceaux des bons albums de Nick Cave and the Bad Seeds, compilez-les ensemble, et vous obtenez cet affreux Nocturama, sorte de « worst-of », pourrait-on dire, de leur carrière !
Même les paroles habituellement inspirées de Nick Cave ne viennent pas ici rattraper la faiblesse musicale des morceaux, comme ça pouvait encore l’être sur The Boatman’s Call. Les textes sont de loin les plus mauvais écrits par le songwriter australien : on n’y retrouve ni l’exaltation littéraire de From Her to Eternity ou Henry’s Dream, ni le minimalisme arty de Your Funeral… My Trial, le surréalisme gothique de Tender Prey, la poésie pop de Let Love In, la profondeur misanthrope de No More Shall We Part… Pas plus le story telling haletant des Murder Ballads que l’introspection torturée de The Boatman’s Call… En fait, on n’y retrouve à peu près rien, que ce soit sur la forme poétique ou le fond thématique, et les rares textes de bonne tenue ("He Wants You" et son évocation de la mort…) sont anéantis par la faiblesse de la mise en musique…. On a vraiment l’impression de paroles pondues sans grande conviction par un chanteur en manque d’inspiration et qui, désormais libéré de ses démons cocaïnomanes et heureux en amour, n’aurait plus grand-chose de beau à nous dire (c’est là que l’on voit à quel point la drogue et le mal-être peuvent faire partie à part entière d’un processus de création artistique : combien d’artistes « assagis » ont-ils sombré définitivement dans l’insignifiance ?).
La réponse à notre question initiale – Nick Cave pouvait-il faire un album VRAIMENT mauvais – est donc, sans hésitation : OUI ! Avec ce médiocre Nocturama, Nick Cave semble bel et bien arrivé dans une impasse poétique et musicale. Mais le King Ink est décidément un maître dans l’art de rebondir, et cet échec lui fera enfin prendre conscience de la nécessité d’une nouvelle mutation. C’est ainsi qu’il prendra les années suivantes plusieurs résolutions déterminantes pour la survie du groupe : et d’un, aller assouvir ses envies de revival punk dans un side-project déjanté, Grinderman, pour ne pas brider la créativité de ses complices ; et de deux, donner pour de bon les commandes musicales des Bad Seeds à l’excentrique Warren Ellis pour réinventer une nouvelle fois leur son ; et de trois, réaliser qu’à ce stade de sa carrière, et dans le monde du XXIe siècle, il lui fallait parler d’un peu autre chose à son public… Une démarche qui l’amènera, une décennie plus tard, à ce chef-d’œuvre absolu que sera Push the Sky Away…
(1) A noter qu’il existe une étrange version déstructurée de ce titre, "Little Ghost Song", obtenue par accident en mélangeant les bandes de plusieurs morceaux (et que l’on peut notamment écouter sur les B-Sides and Rarities sorties quelques années plus tard).