« La plupart d’entre nous ne veulent pas changer », affirme Nick Cave dans le film-documentaire qui accompagne la sortie de son dernier disque1. « Mais que fait-on quand un événement si catastrophique arrive et qu’on change ?» C’est tout Skeleton Tree qui est résumé dans cette question aussi simple que vertigineuse : confronté au plus terrible drame qu’un homme peut être amené à vivre, la mort de son propre enfant, peut-on rester soi-même ? Peut-on échapper à la folie, au néant, à l’effondrement complet de tout ce que l’on croyait être ? Et si on ne le peut pas, vers où nous mènera ce départ de nous-même ?
Un départ pour un autre monde, un voyage d’exploration vers les confins de l’univers, vers des dimensions inconnues dont on ne sait pas si l’on reviendra, voilà la première impression, la première vision, qui naît à l’écoute du dernier album de Nick Cave. La pochette minimaliste évoque l’espace glacial et infini du cosmos, sur lequel le nom du groupe et le titre de l’album s’inscrivent comme des données sur l’écran d’un ordinateur de navigation. Le titre des morceaux renvoie également à ce saut dans l’inconnu, ce monde fascinant et un peu angoissant de la recherche scientifique et de l’astronomie : "Rings of Saturn", "Distant Sky", "Magneto", ou bien le mystérieux "Antrocene" qui, par la seule force de suggestion d’un néologisme, suggère l’entrée silencieuse de l’humanité dans une nouvelle ère… Cette sensation viscérale de voyage dans une autre dimension est renforcée par la texture musicale du disque : des vibrations, des drones, des nappes électroniques parcourues de pulsations rythmiques, de flux et de reflux de cordes, parfois de quelques arpèges cristallins de piano. Un univers sonore mélangeant à la fois l’artificiel – les synthétiseurs omniprésents, l’impression de boîte à rythme robotique - et le naturel – la voix fragile et vieillie du chanteur, quelques backing vocals élégiaques ou bien, sur "Distant Sky", le chant d’une beauté irréelle de la soprano danoise Else Torp. L’écoute de Skeleton Tree donne l’impression physique de voyager à bord d’un navire spatial vibrant de ses réacteurs, palpitant de ses systèmes électroniques, résonnant des grandes ondes cosmiques balayant l’univers. Nous sommes les passagers clandestins d’une arche intersidérale portant à son bord deux êtres enlacés, derniers survivants de leur planète réduite en poussière par un cataclysme gravitationnel.
Il y a un peu plus d’un an, en juillet 2015, Arthur, l’un des fils jumeaux du chanteur, chutait mortellement d’une falaise non loin de la maison familiale de Brighton. Tragique accident dont l’horreur semble encore accentuée par les circonstances : c’est en effet sous l’emprise de la drogue que l’adolescent de quinze an a trouvé la mort – lui, le fils d’un des plus grands junkies de l’histoire du rock, un junky survivant, miraculé, désormais réhabilité, mais qui voit le Destin le rattraper de façon aussi ironique que cruelle. « Nothing is for free », tombe la sentence sur l’éponyme "Skeleton Tree" : pire que par sa propre mort, c’est par celle de son fils que le Black Crow King a payé sa vie d’excès et d’autodestruction... Accouché dans ces circonstances aussi dramatiques, Skeleton Tree témoigne de la douloureuse mutation provoquée par le bouleversement de son environnement. C’est au niveau musical que la transformation est la plus évidente. Aucun des gimmicks habituels des Bad Seeds - ces alternances de calme et de violence, ces crescendos affolants, cette irruption de sauvagerie punk dans la douceur - ne pouvait exprimer sa souffrance. Renonçant à toute ces facilités artistiques, Cave laisse alors derrière lui tout ce qui faisait la dimension pop et funky de sa musique pour diriger ses Mauvaises Graines aux confins de territoires dont le précédent disque, Push the Sky Away, n’avait fait qu’explorer la frontière.
Pour le meilleur et pour le pire, Skeleton Tree est un disque de musique électronique. Une répétition hypnotique de plages atmosphériques dont n’émergent aucun instrument, aucune mélodie, aucun rythme. Désormais seul maître à bord, le violoniste Warren Ellis, tout juste auréolé d’un César pour la BO minimaliste et contemplative de Mustang, donne libre cours à ses inspirations expérimentales. Cosignant toutes les musiques, il emplit l’espace instrumental de ses synthétiseurs et de ses boucles industrielles, ne laissant que peu de place aux autres membres du groupe - une basse quasiment inaudible, une batterie-percussions évanescente, quelques accords de guitare fantomatiques. L’inquiétant "Anthrocene" penche carrément vers l’électronique avant-gardiste à la Radiohead, période Kid A ou Amnesiac ; d’autres morceaux se rapprochent davantage de l’ambient music ou du new-age (l’envoutant "Distant Sky"). C’est sur cette étrange trame musicale que se pose la voix brisée du chanteur, une voix elle aussi métamorphosée, bouleversée, qui ne dégage plus aucune autre émotion que la douleur et la fragilité. Il ne s’agit même plus de chant, mais d’un monologue introspectif se posant maladroitement, parfois au bord des larmes, sur le fond musical déstructuré des Bad Seeds. Les paroles elles-mêmes traduisent une rupture, un saut dans le vide : renfermé sur son deuil, Nick Cave abandonne toute l’ironie jouissive, l’humour pince-sans-rire, auquel il nous avait habitué, faisant de Skeleton Tree un disque aussi pesant, aussi étouffant, que Your Funeral… My Trial et The Boatman’s Call…
Cave renonce également à la forme canonique du story telling, à la fermeture narrative de ses textes autour d’une histoire, manière de dire qu’il est impossible de donner un sens à ce qui s’est passé. Ses paroles ne sont plus qu’une succession d’images désordonnées, de flashs hypnotiques, à la fois indéchiffrables et si suggestives que quelques mots suffisent à vous aspirer à l’intérieur des chansons et à vous hanter des jours durant. Des paroles opaques à la première écoute, et en même temps chargées d’une émotion diffuse qui vous étreint la gorge sans que vous ne parveniez toujours à expliquer vraiment pourquoi. Même si, au moment du drame, Skeleton Tree était déjà à un stade avancé de production, on ne peut bien sûr s’empêcher d’interpréter les textes de Cave à la lumière de la mort de son fils. Les premiers mots de la première chanson - « You fell from the sky / Crash landed in a field / Near the river Adur » - résonnent comme une atroce prémonition lorsque l’on sait qu’ils ont été écrits avant la disparition d’Arthur. Des mots terribles auxquels répondent comme en écho ceux de la dernière chanson : « I called out, I called out / Right across the sea / But the echo comes back in »... Mais aussi ce vers déchirant d’"Anthrocene" évoquant également la chute dans le vide d’un corps sous LSD (« It's our bodies that fall when they try to rise »). Et comment ne pas imaginer Nick penché au-dessus du corps agonisant de son fils – il est mort à l’hôpital peu après son admission – et l’accompagnant dans son dernier souffle, lorsque, sur le vaporeux "Girl in Amber", il psalmodie tendrement : « If you want to bleed, just bleed […] / If you want to leave, don’t breathe » ? Même si elle n’est pas évoquée explicitement, la mort d’Arthur constitue le centre obscur, invisible, autour duquel gravite l’album : comme il le dit dans le film à propos des trous noirs, « It’s the invisible things that have so much mass »…
Ce qui sourd aussi de ces paroles, c’est l’absurdité révoltante de cette disparition brutale. Sur "Jesus Alone", c’est la Mort elle-même qui appelle son fils auprès d’elle (« With my voice / I am calling you »), anonyme parmi le cortège de tous les êtres arrachés sans distinction à l’existence : le junky dans une chambre d’hôtel sordide de Tijuana ou le vieil homme au coin du feu, mais aussi ce médecin africain tentant d’adoucir la misère du monde ( « You're an African doctor harvesting tear ducts » – peut-être l’un des plus beaux vers jamais ciselé par le King Ink), ou ces jeunes filles pleines de vitalité à qui la vie semblait promise. C’est aussi la mise à nu d’une âme en deuil dans sa vulnérabilité et son impuissance à faire face au traumatisme. Rien ne peut en effet consoler, sublimer, donner un sens à cette mort aveugle qui emporte le coupable aussi bien que l’innocent : « You believe in God, but you get no special dispensation for this belief now », sermonne le narrateur d’outre-tombe sur ce même titre. La foi ne survit pas à la perte d’un être que l’on aime, le néant qui s’empare de nos proches emporte avec lui notre espoir en une éternité dans l’au-delà :« They told us our gods would outlive us », murmure le chanteur sur "Distant Sky", « But they lied ». Alors, comme sur "Magneto", il ne reste plus que la violence nihiliste, l’envie de détruire, comme seule réaction possible à l’absurdité de la vie (« Oh, the urge to kill somebody was basically overwhelming / I had such hard blues down there in the supermarket queues »).
C’est pourtant alors, au paroxysme du désespoir, qu’une mystérieuse parole de paix surgit et, sans que l’on sache vraiment pourquoi, nous met la larme à l’œil : « And I had a sudden urge to become someone, someone like you / Who started out with less than anyone I ever knew »… Et, soudain, tout est transfiguré dans la douce intimité de l’amour : « In love, in love, I love, you love, I laugh, you love / I move, you move and one more time with feeling »… On touche peut-être ici au cœur secret, intime, de Skeleton Tree – comme le suggère le choix de cette dernière phrase comme titre du film accompagnant la sortie du disque. « One more time with feeling » : ce qui sauve Cave du néant, ce sont les sentiments qu’il éprouve envers la femme avec laquelle il partage sa vie depuis près de 20 ans, Susie Bick, la propre mère d’Arthur. Sentiments dont Cave découvre en lui, au plus profond du désastre, qu’ils ont survécu et le raccrochent encore et toujours à la vie et au monde. C’est cet amour qui, en ces moments indicibles, peut seul lui apporter un réconfort, au-delà des mots et, peut-être, au-delà de la vie. « Let us sit together in the dark until the moment comes », invite le chanteur sur "Jesus Alone" ; comme en réponse, c’est sa femme qui, par la voix d’Else Torp, l’invite à son tour, sur le céleste, l’éthéré, l’infiniment beau "Distant Sky", à quitter ce monde : « Let us go now, my only companion / Set out for the distant skies / Soon the children will be rising, will be rising / This is not for our eyes ». Un morceau qui s’écoute comme une prière apaisée montant tendrement vers le ciel, à la fois triste et empreinte d’une douceur et d’une compassion universelle…
Lorsque ce chant d’adieu s’achève dans un silence de recueillement, il ne reste alors plus que l’amour sans limite pour sa femme, les êtres vivants, la Création dans ce qu’elle a de plus douloureux et de plus doux ; l’acceptation tragique du destin, le consentement païen à ce qui est. « And it's alright now », ainsi se termine la dernière chanson de l’album, "Skeleton Tree", reprenant les mêmes mots que prononce l’Œdipe de Sophocle lorsque, au soir de sa vie absurde, il juge malgré tout que « tout est bien ». Des mots qui font encore écho aux paroles de Nick Cave à la fin de "One More Time with Feeling" : « Susie et moi avons décidé d’être heureux. Comme un acte de défi »… Skeleton Tree, au bout de son voyage au travers de l’espace glacial, propose malgré tout une destination, un refuge, un havre de paix. Nick Cave a changé, certes, ravagé, transformé par la mort de son fils. Pourtant, au milieu des ruines de son être, dans les décombres de sa souffrance, il découvre en l’amour de sa femme une part de lui-même qui a survécu, qui est restée intacte, et qui l’a rappelé en arrière comme un aimant. C’est justement de "Magneto" que nous reste alors du disque l’image bouleversante de ce couple enlacé dans la chambre vide de leur enfant disparu, partageant leur deuil et leur amour sous les étoiles phosphorescentes du plafond (« We saw each other in heart and all the stars have splashed and splattered 'cross the ceiling »)…
Comment noter objectivement un album tel que Skeleton Tree ? Comment le juger musicalement et poétiquement, quand, à l’image du récent Blackstar de Bowie, ce qui en fait l’enjeu et l’intensité est au-delà des mots et des émotions ? Je voulais mettre une note moyenne, peut-être 14 ou 15, parce qu’au final il n’y a que quelques chansons qui m’ont vraiment plu, que j’ai vraiment envie de réécouter, qui intégrerons mon best-off « Nick Cave and the Bad Seeds ». Mais l’idée de réduire ce disque à un chiffre m’a soudain paru aussi dérisoire qu’indécente. Alors, par respect et amitié pour Nick Cave, pour le formidable message d’amour et d’espoir qu’il parvient envers et contre tous à nous offrir, pour la force qu’il nous donne d’avancer lorsque viendra le moment pour nous de traverser la même épreuve, c’est comme une évidence que j’ai décidé de mettre à Skeleton Tree la note symbolique de 20/20…
1. One More Time With Feeling de Andrew Dominik, sorti le 8 septembre 2016.
2. Rivière dont l’estuaire se situe près de Brighton, où vit Nick Cave et du haut d’une falaise de laquelle son fils a trouvé la mort.