Nom d’un corbeau ! Un tube radio diffusé sur Ouï FM ("Do You Love Me"), un titre repris successivement par Metallica et le chanteur de Depeche Mode ("Loverman" sur Garage Inc. et sur l’album solo de Martin Gore, Counterfeit²), un autre entendu dans la bande-son de la trilogie Scream et de la série X-Files ("Red Right Hand", figurant sur la compilation Songs in the Key of X)… Un succès critique et public l’amenant aux portes du Top 10 UK… Quel triomphe pour un disque du jusqu’à présent très confidentiel Nick Cave ! Alors, album de la reconnaissance ou bien virage commercial d’un chanteur tournant le dos à son passé d’icône underground pour succomber aux sirènes de MTV ?
Ce qui ressort d’abord de la première écoute de ce Let Love In, c’est le relatif sur-place musical qu’il représente par rapport aux albums précédents du groupe. Chacun des disques des Bad Seeds proposait en effet jusqu’alors un son différent, une approche inédite de l’émotion, la mise en musique d’une autre facette poétique de l’artiste insaisissable et inclassable qu’est Nick Cave. Là où le post-blues poisseux de The First Born is Dead, le dark-folk baroque de Tender Prey, la country-punk de Henry’s Dream, et même les ballades romantiques au piano de The Good Son, réinventaient chacun à leur façon le son des Bad Seeds, régénérant l’esprit punk des origines sous des formes nouvelles, Let Love In se contente quant à lui, semble-t-il, d’effectuer une sorte de synthèse musicale de ces différents ingrédients. Certes, on peut regretter ce parti-pris moins audacieux ; mais, dans le même temps, on est forcé d’admirer l’équilibre obtenu sur cet album magistralement composé, produit et mixé, et qui parvient à obtenir un son d’une richesse organique impressionnante en associant les 3 instruments qui donnaient jusqu’à présent individuellement leurs couleurs respectives aux différents morceaux du groupe : le piano, la guitare et l’orgue.
Cet équilibre harmonique est particulièrement bluffant sur un morceau comme "Do You Love Me", devenu à juste titre un classique du groupe, et sur lequel riffs de guitare imparables et petits arpèges entêtants de piano se répondent parfaitement sur une nappe d’orgue très vintage. Mais on pourrait en dire autant de la plupart des morceaux de l’album, qui s’avère relativement homogène à l’écoute et donne l’impression qu’après désormais 10 ans de tâtonnements et d’expérimentations, les Bad Seeds ont enfin digéré toutes leurs influences, mis en ordre leurs diverses aspirations parfois contradictoires, et stabilisé finalement ce qui serait désormais « leur » style. D’ailleurs, les morceaux les moins convaincants du disque sont justement les 2 tentatives de revival post-punk « à la Birthday Party » que sont "Thirsty Dog" et "Jangling Jack" et qui, comment les tentatives similaires des albums précédents, sentent un peu le réchauffé (même s’ils permettent de mettre en avant la guitare de Blixa Bargeld quelque peu en sourdine depuis le virage musical de The Good Son) ; de même, la ballade "Nobodys Baby Now", initialement écrite pour Johnny Cash, n’est pas franchement mauvaise, mais souffre de la comparaison avec les standards des albums précédents. Mais à part ces quelques fausses notes, il n’y a vraiment pas grand-chose à jeter musicalement dans ce Let Love In qui, une fois n’est pas coutume, mérite amplement l’appellation galvaudée d’ « album de la maturité ».
A plus ample écoute, cependant, on s’aperçoit que le groupe propose en fait un discret mais appréciable enrichissement par rapport à la sobriété et à la compacité des opus précédents. Des instruments d’appoint apportent ainsi une identité harmonique très catchy aux différents morceaux, que ce soient des cloches (sur les fameux "Loverman" et "Red Right Hand"), des percussions diverses et exotiques (shaker, tambourin, timbales, triangle, claves…), un solo épique d’oscillateur (toujours sur "Red Right Hand"), ou des cordes superbement orchestrées par Mick Harvey (sur le lugubre "It Ain’t Gonna Rain Anymore" et le très atmosphérique "Do You Love Me (Part 2)", sur lesquels on entend pour la première fois l’instrument sinistre et dissonant du violoniste australien des Dirty Three, Warren Ellis, qui deviendra par la suite un membre à part entière des Bad Seeds). Quant à la section rythmique basse – batterie, toujours impeccable de classe et d’efficacité, elle s’offre en plus ici la fantaisie d’être par moment groovy, si ce n’est franchement dansante, comme sur "Do You Love Me", "Loverman" ou le blues distordu de "Red Right Hand" - autant de titres qui parviennent à sonner funky et totalement oppressants !
Au chant, un Nick Cave en très grande forme fait là aussi étalage de son savoir-faire habituel avec cette voix à la fois caverneuse, émouvante et ironique, mais qui déborde ici de l’énergie jubilatoire d’un ex-junky revenu à la vie : personne ne serait capable de demander « Do you love me / Like I love you ? » de façon aussi inquiétante que lui, ou de rugir « Loverman ! » comme un obsédé sexuel sur fond de guitares industrielles déchaînées (mention spéciale aussi sur ce morceau au sinistre « How much longer » de Blixa Bargeld tout droit sortie de la gorge d’un homme possédé par le Démon). Saluons également le long crescendo émotionnel de "Lay Me Low", dans laquelle le chanteur évoque sa propre mort sur le ton de la dérision, et qui constitue parmi les prestations lyriques les plus intenses et émouvantes de sa carrière. Cerise sur le gâteau, Nick Cave a également convié le gotha de la musique alternative australienne pour appuyer ses acolytes aux chœurs (l’ex-Birthday Party Rowland S. Howard, Tex Perkins et Spencer P. Jones des Beasts of Bourbon, Dave McComb des Triffids - l’ancien groupe du bassiste Martin P. Casey…) ; mais aussi, une première pour lui, des voix féminines, en l’occurrence celles des chanteuses du groupe de darkwave anglais Miranda Sex Garden (Katherine Blake et Donna McKevitt, sur "Do You Love Me (part.2)"). Tout ceci contribue finalement à donner une forme de luxuriance sonore à l’album : ainsi, si Henry’s Dream avait la chaleur sèche du désert ouest-américain, Let Love In aurait la chaleur moite, dégoulinante, d’une jungle tropicale peuplées de créatures sauvages et lubriques…
Sur le plan de l’écriture, en revanche, Let Love In marque un changement d’approche plus prononcé pour Nick Cave qui, rompant avec le style parfois excessivement littéraire du Southern Gothic, propose ici des textes plus simples, plus directes, proches davantage de la folk d’un Leonard Cohen que de William Faulkner. Cette nouvelle forme d’écriture est particulièrement manifeste sur des ballades sombres comme ‘‘I Let Love In’’ et surtout "Ain’t Gonna Rain Anymore", qui illustre à merveille la capacité du King Ink à installer une métaphore poétique déchirante en quelques courtes phrases (le début d’un amour décrit comme l’arrivée d’une tempête - « Once there came a storm in the form of a girl / It blew to pieces my snug little world » - permettant d’évoquer la rupture amoureuse comme la nostalgie de la pluie - « But it ain’t gonna rain anymore / Now my baby’s gone »). Toutefois, même avec cette relative concision poétique, les textes de Nick Cave restent d’une grande profondeur et d’une troublante ambiguïté : comme toujours avec lui, difficile de faire la part de l’amour et de la haine, de la tendresse et de la violence, du Bien et du Mal. Ainsi "Do You Love Me" parle-t-elle d’une rupture ou d’un meurtre ? Le sang qui coule entre les jambes de la jeune fille aimée évoque-t-il la tendre perte de sa virginité ou un viol abominable ? Les cloches de la chapelle sont-elles celles d’un mariage, d’un enterrement, ou de la déchéance d’un religieux succombant à la tentation charnelle ? Et cette autre jeune fille est-elle "Nobody’s Baby Now" parce qu’elle a quitté le narrateur, ou bien parce que celui-ci l’a assassinée ?
Quant au mystérieux visiteur de "Red Right Hand", est-il bien le Démon, ou au contraire Dieu lui-même (le passage du Paradise Lost de Milton auquel le titre fait allusion ne désignant pas Lucifer mais Dieu, de même que le triptyque « He’s a god, he's a man, he's a ghost » renvoie à la Trinité chrétienne) ? De façon générale, les thèmes abordés tranchent avec la forme apparemment pop et le programme romantique annoncé par le titre de l’album, puisqu’ils se concentrent sur la dépendance passionnelle abordée sous ses facettes les plus sombres : l’incapacité viscérale à vivre une relation équilibrée et accepter l’inévitable désastre qui s’ensuit (sur la plupart des titres), la pulsion sexuelle animale (sur le très séminal "Loverman"), le masochisme morbide (sur l’éponyme "I Let Love In", dont on comprend alors qu’il s’agit en fait d’une évocation de l’Amour sous les traits d’un séduisant visiteur qui, tel un vampire, attend que vous l’invitiez à franchir le pas de votre porte pour faire de vous sa créature…) ; mais aussi la pédophilie sur le totalement glauque "Do You Love Me (Part 2)", inspiré de la nouvelle The Juniper Tree de Peter Straub, et qui raconte avec un pouvoir d’évocation glaçant, sur fond d’orgues et de violons hypnotiques culminant en un climax hurlant à la "Mercy Seat", la sodomisation rémunérée d’un jeune garçon dans un cinéma… Sans conteste le morceau le plus dérangeant et le plus malsain de sa carrière…
Intriguant album en définitive, sans doute le plus pop musicalement de Nick Cave, mais aussi le plus effroyable par les thèmes abordés : viol, torture, pédophilie, il faut vraiment croire que pas grand monde ne prend la peine de lire vraiment ses paroles ! Son disque suivant, Murder Ballads, reprendra exactement la même recette : luxuriance musicale et vocale, groove, guest stars à la pelle, pseudo-tube pop aux paroles abominables ("Where The Wild Roses Grow" avec Kylie Minogue) ; et comme là aussi le succès sera au rendez-vous, avec nomination à la clef aux MTV Awards ( !), on se dira que Nick Cave, cette-fois ci, allait bel et bien se reposer sur ses lauriers par ailleurs bien mérités… C’était vraiment sous-estimer le potentiel punk du personnage qui, après un bon doigt d’honneur à MTV (son mythique « I am in competition with no-one »), allait, encore une fois, surprendre tout son monde avec le totalement minimaliste The Boatman Call…