Il aura fallu une bonne dose de courage (et un bon verre de Lagavulin) à votre serviteur pour s’attaquer enfin à la chronique de ce quatrième album de Nick Cave & The Bad Seeds, Your Funeral… My Trial. Pas écouté en entier depuis son achat, voilà déjà plus de 10 ans : dans mon souvenir, trop noir, trop oppressant, impossible à enchaîner d’une seule traite… Sur la pochette, le crooner hirsute du précédent album, posant sur le fond rouge d’un rideau de music-hall, a d’ailleurs laissé la place au visage sépulcral, blafard, d’un noyé flottant dans une eau sombre et froide. C’est véritablement le jour et la nuit : après l’épisode joyeux (enfin, toute proportion gardée…) et déjanté de l’excellent cover album Kicking Against The Pricks, c’est un Nick Cave beaucoup plus morbide que l’on retrouve sur cet album très (trop ?) ténébreux.
Il faut dire qu’à cette période de sa vie, Nick Cave n’est plus qu’une épave ravagée par l’héroïne : la légende ne dit-elle pas qu’il aurait survécu à une quinzaine d’overdoses ? Musicalement et visuellement, Your Funeral… My trial est à son image : celle d’un junky épuisé s’enfonçant dans la torpeur glaciale de la drogue et du spleen. L’album, à l’origine un double EP 45 tours (d’où les 2 couvertures), est enregistré rapidement, quelques mois seulement après son prédécesseur, comme si le trop-plein de bonne humeur de ce dernier devait être rééquilibré dans l’urgence par un trop-plein d’obscurité. Bien entendu, le chanteur nous avait habitué depuis le début à une telle noirceur ; mais celle-ci était toujours accompagnée d’une certaine forme d’humour et d’exubérance musicale, de l’insouciance et du détachement d’un artiste de cabaret qui s’amuse à vous faire peur avec suffisamment d’effets théâtraux et d’autodérision pour ne pas être pris complètement au sérieux… Mais ce qui frappe sur cet album, et fait autant sa force que sa limite, c’est l’absence totale de second degré et de fantaisie. Nick est sans doute trop rongé par la drogue pour continuer de rire du monde et de lui-même, et cela se ressent dans l’ambiance du disque, lourde, oppressante, étouffante, à commencer par sa voix qui, sur plusieurs morceaux, semble épuisée, à bout de force, comme venant d’outre-tombe…
Individuellement, pourtant, certains des morceaux de ce disque font partie sans conteste des meilleurs du groupe. Commençons par la mélancolique ballade de "Sad Waters", archétype de la chanson d’amour et de mort qui préfigure le futur tube "Where The Wild Roses Grow" de Murder Balads : une mélopée empreinte de tristesse et de mystique religieuse, au texte magnifique, l’un des plus beaux écrits par Nick Cave (« And with a toss of her curls / That little girl goes wading in / Rollin her dress up past her knee / Turning these waters into wine »), et qui exprime toute sa beauté en live, avec Nick seul au piano… Continuons avec les 8 minutes du mythique "The Carny", qui constituent sans doute le summum musical du glauque et du déprimant : tout y est, un sanglot d’harmonica, un orgue de barbarie macabre, un rythme de valse funèbre au xylophone et au glockenspiel, et la lente récitation de Nick Cave qui convoque littéralement sous nos yeux la procession d’un cirque tout droit sorti d’un film de Tod Browing, progressant sous la pluie avec ses nains, son briseur de chaînes, et ce cheval squelettique qui crève dans la boue au bord du chemin… Pas étonnant que Wim Wenders, dans Der Himmel über Berlin, ait justement choisi cette chanson pour illustrer le désarroi de l’ange Damiel devant tout ce que la vie humaine, marquée par la souffrance et la mort, peut avoir de désespérée et d’absurde.
Enchaînons avec la complainte entêtante, totalement dépressive et morbide, de "Your Funeral My Trial", cette basse lente et lourde, cet orgue d’enterrement, cette ligne de piano lugubre qui vous hantera à jamais comme ces fantômes de femmes qui reviennent hanter le narrateur, dont le lapidaire et sinistre refrain exhale les vains remords (« Your funeral, my trial »)… Prenons enfin l’étrange "Stranger Than Kindness", avec son drone assourdi de guitares très Velvet Underground, évoquant avec une douceur trouble, presque sensuelle, une prostituée dans un hôtel sordide…La chanson s’inspire peut-être de la Blanche du Bois de la pièce de Tennessee Williams, cette femme de la haute société qui, derrière une apparence de vertu et de préciosité, est en fait l’esclave d’une sexualité animale qui la pousse à se prostituer dans un hôtel de la Nouvelle-Orléans, au bout d’une ligne de tramway nommé « Désir »… et dont les dernières paroles avant de sombrer dans la démence sont les célèbres « Whoever you are, I have always depended on the kindness of strangers » (on peut voir une autre allusion à ce tramway dans les énigmatiques paroles d’Anita Lane : « You caress yourself / And grind my soft cold bones below / Your map of desire / Burned in your flesh »). Ce personnage tragique incarne d’ailleurs au paroxysme l’un des thèmes chers au chanteur, la lutte intérieure entre l’aspiration de l’âme à la pureté et la souillure morale et physique de l’existence terrestre.
Oui, ces 4 premières chansons, qui formaient à l’origine le premier EP, sont sans conteste parmi les toutes meilleures de Nick Cave, en tout cas les plus émouvantes ; mais à ce stade, après les avoir écoutées toutes les 4 à la suite, on arrive un peu à saturation : on a besoin de soleil, de lumière, d’un peu de légèreté... On compte alors sur les morceaux plus « punks » du deuxième EP pour nous remonter le moral et nous redonner de l’allant, mais, malheureusement, on reste un peu sur sa faim : certes, on trouve un "Jack Shadow" malsain et inquiétant qui lorgne du côté des Birthday Party et démontre si besoin était la virtuosité musicale des Bad Seeds, mais le morceau ne décolle jamais vraiment ; "She Fell Away", "Long Time Man" ou encore le très séminal "Hard On For Love" ne sont, oh certes pas de mauvais morceaux (mais Nick cave peut-il vraiment écrire un morceau réellement mauvais ?), avec leur instrumentation impeccable, leur backing vocaux typiques des Bad Seeds, mais ils n’offrent rien de vraiment catchy qui puisse vous accrocher l’oreille, aucune de ces petites trouvailles vocales ou instrumentales jouissives qui faisaient justement l’attrait de son album précédent et de ceux qui suivront. Les morceaux se succèdent ainsi, glaciaux, pesants, répétitifs, sans véritable mélodie, rythme ou variation…
Impression mitigée, donc, à l’écoute de cet album mal-aimé de la discographie de Nick Cave, viscéral, organique, marqué par le sexe, la corruption et la mort : un premier EP magnifique mais étouffant de noirceur ; un deuxième EP plus relevé mais pas vraiment enthousiasmant et tout aussi glacial… Pourtant, malgré ce côté excessivement dépressif et glauque, on sent poindre, imperceptible, une petite lueur : les nains de "The Carny" s’appellent Noé et Moïse, deux figures bibliques incarnant le salut et le pardon divin ; sur le livret, des gravures de Nick Cave himself associent la prostituée de "Stranger Than Kindness" à Sainte Véronique, incarnation chrétienne de la compassion, elle qui aida Jésus sur son chemin de croix… Comme si au plus profond du désespoir, de la corruption, de l’absurdité de l’existence humaine (et de la propre déchéance du chanteur), il y avait malgré tout une possibilité de rédemption… Quête que poursuivra Nick Cave sur son album suivant, Tender Prey (suite au prochain épisode…).
Note: il s’agit du tracklisting de la version double EP de 1986, et pas de celui figurant sur la première version CD (la version CD remasterisée sortie en 2009 reprend toutefois bien ce tracklisting d’origine).