Nous avions quitté Nick Cave et ses Bad Seeds sur les dernières notes morbides de From Her To Eternity, épuisés, terrassés, agressés par ce premier album aussi inégal que viscéral… Et une question nous taraudait l’esprit : quelle direction allait bien pouvoir emprunter Nick Cave après cet album multi-facette et quelque peu bordélique ? Lequel de ses personnages mettrait-il en avant entre (1) le post-punk drogué, (2) le bluesman hanté, (3) le crooner gominé ou (4) le prédicateur biblique ? Et bien oui, mes amis… La deuxième réponse est la bonne (avec un peu de la quatrième, bien entendu, sinon ce ne serait plus Nick Cave…) !
« L’album blues de Nick Cave », ainsi a-t-on coutume de présenter ce deuxième disque un peu oublié de sa (très riche) discographie. Et du blues, c’en est incontestablement, du bien rugueux, du bien terreux, celui de Blind Lemon Jefferson, de Muddy Waters, de John Lee Hooker ou de Charley Patton. Nick Cave s’incarne corps et âme dans la figure mythique du bluesman possédé, un harmonica dans la main et la Bible dans l’autre, arpentant les plaines du Texas et les marais de Louisiane pour apporter la Bonne Nouvelle à ses populations violentes, racistes et dégénérées… Ses textes inspirés, quelque part entre la narrative poetry et le talking blues (la première chanson, "Tupelo", renvoie à la chanson "Talking Blues" de John Lee Hooker), convoquent tout le folklore sudiste, les inondations du Mississippi ("Tupelo"), les champs de maïs et les corbeaux ("Black Crow King"), les meurtriers emprisonnés ("Knockin’on Joe") ou en fuite ("Wanted Man"), les bars sordides hantés par de misérables musiciens ("Six Strings That Drew Blood"), et toujours la chaleur moite, la tempête qui gronde, la pluie lourde qui crépite sur presque toutes les chansons… Véritable mise en musique de la littérature southern gothic, The First Born Is Dead pourrait servir de bande-son hallucinée au premier roman du King Ink, ...And The Ass Saw The Angel, dont il venait justement de commencer l’écriture ... C’est tout un arrière-monde macabre qui se révèle au travers de ces 7 titres diaboliques (8 si l’on compte la B-Side du single Tupelo, "The Six Strings That Drew Blood").
On y croise ainsi, dans l’effrayant "Tupelo", le jumeau mort-né d’Elvis Presley (le « Firstborn »…), sorte de lecture millénariste de la naissance du King sur fond apocalyptique d’inondations et de référence biblique au sacrifice des Nouveaux-Nés, titre dans lequel Nick Cave ressuscite à travers lui ce frère caché, face sombre, corrompue, damnée, du rêve américain incarné par le Messie-Elvis... On y voit un malheureux, condamné à mort pour un crime passionnel, s’automutiler plutôt que d’affronter le triste sort des bagnards livrés au chain-gang ("Knockin’on Joe", longue complainte au piano-bar et à l’harmonica, peut-être la plus belle ballade écrite par Nick Cave)... On y écoute les gesticulations grotesques d’un corbeau vaniteux ("Black Crow King", chanson dans laquelle Nick se moque de son statut d’ « icone gothique », et qui lui vaudra pourtant, ironiquement, l’un de ses plus célèbres surnoms)… On assiste, dans le crépusculaire et presque atmosphérique "Blind Lemon Jefferson", aux derniers instants de ce légendaire guitariste de Texas Blues, mort misérablement dans un fossé, solitaire, après s’être égaré dans une tempête… On y retrouve aussi, thème récurrent chez Nick Cave, ces amants détruits par une passion amoureuse les amenant à la folie ("Train Long-Suffering"), à la chaise électrique ("Knockin’on Joe") ou au suicide ("Say Goodbye to the Little Girl Tree") … Mais réduire cette œuvre à un simple « hommage » de Nick Cave au blues serait faire injure au personnage.
Car ne l’oublions pas : il s’agit d’un album enregistré au studio Hansa de Berlin encore tout bruissant de la « trilogie berlinoise » de David Bowie et Brian Eno, par des musiciens cosmopolites (australiens, anglais, allemands…) issus de la scène post-punk… Loin de vouloir reproduire, au risque de le parodier, le « style blues » de Chicago ou de la Nouvelle Orléans, l’album trouve avant tout son inspiration musicale dans la scène européenne avant-gardiste et arty du début des années 80. Car, comme le résuma Mick Harvey lui-même, « Il s’agissait de faire un disque de blues, mais sans le langage du blues ». L’amateur n’y retrouvera donc pas son 12 bar blues, ses syncopes ternaires et autres vibratos : seules de petites touches « authentiques » ressortent par endroit, un slide rouillé, un harmonica gémissant, un vibraphone lugubre ("The Six Strings That Drew Blood"), quelques chœurs vaguement gospel (les call-and-response de "Train Long-Suffering" et "Black Crow King")… Pour le reste, c’est bien un album de post-punk, dans la droite lignée de From Her To Eternity, avec sa section rythmique déstructurée et oppressante, ses déflagrations de guitare no-wave, ce son brut qui donne toujours l’impression d’être saisi live dans le club underground des Ailes du Désir… Les Bad Seeds, bien que réduits à leur plus simple expression, trouvent ici leur pleine mesure et mettent en place les éléments qui s’affirmeront peu à peu comme leur « style » (alternance de douceur et de sauvagerie, crescendos de tension musicale, backing vocals à la fois gutturaux et mélodiques…). Quand à Nick Cave, il ne chante pas, il prêche, il éructe, il menace, il gémit… sans oublier le rendre hommage à son idole de toujours sur le très rock "Wanted Man", librement adapté de Johnny Cash (et Bob Dylan avant lui)…
Ayant dépassé dans son premier album l’autodestruction vaine des Birthday Party, Nick Cave recherche ici ce qui faisait l’esprit même du post-punk, l’énergie viscérale, la sublimation musicale de la souffrance et de la haine, l’aspiration, derrière la peinture d’un monde violent et immoral, à quelque chose de meilleur (la rédemption, toujours)... Et c’est le blues des origines qu’il va ainsi retrouver, un blues qu’il ne va pas contenter de reproduire respectueusement, mais dont il va capter l’essence originelle pour mieux la régénérer, la raviver à la flamme post-punk des Bad Seeds... C’est donc un étrange hybride de delta blues du Nouveau Monde et de post-punk de la Vieille Europe que nous propose ce disque inclassable et fascinant, dont on pourrait tout aussi bien dire qu’il s’agit d’un album de blues joué par des musiciens post-punk, qu’un album de post-punk réactualisant l’essence même du blues… The First Born Is Dead, disque de Post-Blues ?