Nous avions quitté Nick Cave le cœur lourd mais plein d’espoir après que le chanteur, pourtant cruellement endeuillé par la mort de son fils, nous eut offert une leçon de résilience sur l’atmosphérique et méditatif Ghosteen. Mais une question nous taraudait à l’écoute du dernier morceau, "Hollywood" (« It’s a long way to find peace of mind, peace of mind / And I’m just waiting now for my time to come ») : quel Nick allions-nous retrouver sur le disque suivant, quel message aurait-il à nous adresser, et quelle forme poétique et musicale prendrait-il ? Mettons tout de suite fin au suspense : l’icône post-punk est de retour en forme avec ses Bad Seeds, et Wild God déborde d’une énergie vitale qu’on ne leur avait plus connue depuis longtemps !
Ce qui frappe ainsi dès la première écoute, c’est le chant de l’Australien. Damn yeah!! Finie la voix d’outre-tombe, gémissante, éteinte, de
Skeleton Tree, ou bien celle, contemplative et recueillie, de
Ghosteen : c’est le Nick Cave qu’on adore, imprécateur, rageur, débordant de vitalité, celui qu’on n’avait plus entendu depuis les inégaux
Abattoir Blues et
Dig, Lazarus, Dig (plus de quinze ans déjà !!!). Il n’y a qu’à écouter la jubilation communicative avec laquelle il déclame ses spoken words sur des titres comme "Song of the Lake" ou "Joy", croone au piano comme à la plus belle époque de
The Good Son sur "Final Rescue Attempt" et "Long Dark Night", ou bien prêche les gospels extatiques de "Wild God" et "Conversion" – ce dernier titre constituant peut-être la prestation vocale la plus exaltée de sa carrière ! Le chanteur témoigne sans réserve d’une joie libératrice qui n’est plus seulement un état à attendre ou à atteindre, comme sur ses deux précédents albums, mais qui l’habite désormais corps et âme. Une joie d’autant plus bouleversante que Cave a depuis de nouveau connu le deuil avec la mort à trente-et-un ans d’un autre de ses fils, Jethro, né d’un précédent mariage (
« I wake up this morning with the blues all around my head / I felt like someone in my familly was dead », ouvre-t-il lugubrement "Joy") ; mais aussi celle de son ancienne muse et compagne, l’australienne Anita Lane (cofondatrice des Bad Seeds époque
From Her To Eternity), à laquelle est dédié le morceau "O Wow O Wow (How Wonderful She Is)". Autant de disparitions qui s’ajoutent à celle d’Arthur, dont la présence lumineuse continue de visiter les textes du King Ink (
« A Wild ghost (…) A ghost in giant sneakers, laughing stars around his head (…) A flaming boy », toujours sur "Joy").
Mais voilà, en dépit, ou peut-être grâce à cette expérience de la mort, Nick Cave et sa femme Susie ont fait le choix inconditionnel d’être heureux, d’accepter ce qui est et de s’en réjouir envers et contre tout.
« We’ve all had too much sorrow, now it’s time for joy » , professe-t-il ainsi sur le bien-nommée "Joy", tandis que la voix d’outre-tombe d’Anita Lane nous murmure sur le répondeur d’ "O Wow O Wow…", enregistré peu avant sa mort :
« Do you remember we used to really, really have fun? ». De l’acceptation du caractère tragique de la vie émane le stoïcisme enjoué qui irrigue désormais ses textes, l’Amor Fati avec ce qui est et ne pouvait être autrement (
« Ah, Never mind, never mind », coupe-t-il ses lamentations de vieillard sur "Song of the Lake"). C’est ce chemin de la mort à la vie, de la douleur à la paix, du désespoir à la joie, que raconte à nouveau
Wild God, non plus depuis le départ, comme sur
Skeleton Tree, mais cette fois-ci depuis l’arrivée. C’est le récit de cette «
conversion » évoquée par le titre du même nom, au sens de «
changement », de «
transformation », comme un alchimiste «
convertit » le plomb en or. Thème déjà développé dans son passionnant livre d’entretien avec Sean O’Hagan,
Faith, Hope and Carnage, dans lequel il racontait comment l’épreuve du deuil et de la souffrance, par l’expérience directe de la vulnérabilité et de la fragilité de l’existence, l’avait ouvert à la compassion et à la bonté. Une rédemption permise par l’amour qui, comme toujours chez Cave depuis
The Boatman’s Call, associe inséparablement l’amour panthéiste de la Nature et l’amour domestique entre un homme et une femme.
On retrouve ainsi l’émerveillement païen de
Ghosteen et
Abattoir Blues / The Lyre of Orpheus dans le bestiaire de chevaux, de lapins, de grenouilles, d’oiseaux préhistoriques et de chauves-souris vampires qui peuplent les chansons de
Wild God, l’évocation des forêts, prairies, lacs et rivières, le vent et la pluie, et puis la Terre, le soleil, la lune et les étoiles, et la lumière qui nimbe la baigneuse de "Song of the Lake" (
« The light was such that the moment was worth saving »). Nature divine et païenne qui dans le titre éponyme se manifeste également en chacun de nous (
« Oh we’re wild gods, baby, we’re wild gods »), malgré la finitude et l’imperfection de notre humanité (
« Cause I’m a wild god flying and a wild god swimming / And an old sick god dying and crying and singing »). Amour universel qui se cristallise en quelque sorte dans l’amour d’une femme, comme celle que regarde avec émerveillement, se baignant dans un lac, le vieil homme de "Song of the Lake" ; ou bien celle qui partage sa vie, la mère d’Arthur, qu’évoque tendrement "Final Rescue Attempt" (
« And my hand, searching for you hand, searching for my hand ») et, plus passionnément, "Conversion" (
« Touched by the spirit and touched by the flame / I never ever saw you so beautiful as that again (…) Stop! Stop! Stop! Stop! You’re beautiful again »). Cette capacité à s’émerveiller et à aimer fournit la véritable clef de l’optimisme radical de Nick Cave : car lorsqu’on aime, alors le monde est beau, alors le monde est bon (
« I told my friends that life was good / That love would endure if it could », enjoint-il sur "Cinnamon Horses"). En bon gothique (et donc romantique), Cave, plus que jamais, rejette et condamne le cynisme et le désenchantement du monde moderne, en trouvant l’antidote dans la contemplation de la Nature et la pureté de l’Amour (
« And all across the world they shout out their angry words / About the end of love, yet the stars stand above the earth / Bright, triumphant metaphor of love », chante-t-il sur "Joy").
Sur le fond, donc,
Wild God s’inscrit dans la continuité thématique de
Skeleton Tree et de
Ghosteen, en constituant en quelque sorte le dénouement heureux tant espéré. De même sur la forme, l’album n’introduit pas de véritable rupture avec le passé. Il reprend ainsi de son prédécesseur le registre du conte, de la fable, de la sagesse allégorique :
« Once upon a time », commence le titre éponyme, tandis "Song of the Lake" fait référence au Humpty Dumpty du folklore anglais - cet œuf brisé d’Alice au Pays des Merveilles que
« tous les chevaux du roi et tous les hommes du roi » ne pourront jamais réparer (mais comme on l’a dit, «
Never mind, never mind » !). On pourrait aussi citer les vieux parchemins de ce titre, les ruines de château de "Cinnamon Horses", les ogres et les zombis de "Long Dark Night"... Et bien sûr les grenouilles sautillantes de "Frogs" qui remontent le moral du narrateur, sortant d’un sermon dominical bien déprimant sur Cain et Abel – espiègles créatures en qui Cave voit l’allégorie de la dualité humaine, du cycle karmique et de l’émerveillement de vivre (
« Leaping to God / Amazed of love / Amazed of pain / Amazed to be back in the water again »)
(1). Instrumentalement, le disque confirme également la place centrale de Warren Ellis, co-compositeur de l’ensemble des titres, avec sa propension pour l’électronique (l’entêtante boucle analogique de "Final Rescue Attempt", le vocoder de "O Wow O Wow…") et l’atmosphérique ("Cinnamon Horses", la première partie de "Conversion"), ses aspirations cinématographiques et orchestrales ("Song of the Lake", les cors élégiaques de "Joy" aux échos de sonnerie funèbre, les cloches et la guitare latine de "Cinnamon Horses" qui rappellent Ennio Morricone…). Un son ample, luxuriant, déjà esquissé sur
Ghosteen, et qui doit aussi beaucoup au mixe de David Fridmann, le producteur historique des psychédéliques The Flaming Lips et Mercury Rev (mais aussi de certains albums de MGMT ou de
Mogwai).
Mais, dans le même temps,
Wild God amorce une mutation, une lente évolution par laquelle de nouveaux éléments se greffent petit à petit à la forme précédente, créant quelque chose d’à la fois nouveau et familier. Cette forme naissante se manifeste par le nouvel équilibre musical trouvé entre Warren Ellis et les autres musiciens, la réconciliation entre les inspirations atmosphériques et électroniques, les ballades au piano et le gospel-blues électrisant. D’une certaine façon,
Wild God reprend là où s’était arrêté le splendide
Push the Sky Away, refermant la parenthèse vaporeuse de
Skeleton Tree et
Ghosteen. Après ces deux derniers albums qui les voyaient très nettement en retrait, il consacre le retour au premier plan des Bad Seeds - des Seeds
« déchaînés, exubérants et libres », pour reprendre les propres mots de Nick Cave. Et quel plaisir, en vérité, de retrouver la basse classieuse et chaloupée de Martin P. Casey, ici appuyé par le bassiste de
Radiohead, Colin Greenwood, et la batterie trépidante de Tomas Wydler, qui nous livre sans doute l’une de ses meilleures partitions sur le très cold wave "Song of the Lake". On y réentend même quelques guitares, rythmiques sur "Final Rescue Attempt", en arpèges folks sur "Wild God" et "Long Dark Night", ou bien hispanisantes sur "Cinnamon Horses". Quel plaisir aussi de retrouver de vraies chansons pop, structurées en couplet/refrain, avec des rythmes groovy, des mélodies catchy, tout ce qui faisait la saveur des Mauvaises Graines époque
Let Love In et
Muder Ballads ! Certes, l’album n’est pas dénué de quelques temps faibles et malgré leur teneur poétique, "Frogs", le léthargique "O Wow O Wow…" ou le rebirth gospel générique de "As the Waters Cover the Sea" ne font pas partie de leurs chefs-d’œuvre. Malgré cela,
Wild God se classe sans peine dans le haut du panier de la discographie du groupe avec des réussites comme "Joy", "Final Rescue Attempt" et "Long Dark Night". Et comment ne pas jubiler à l’écoute du long crescendo final de "Conversion", véritable hymne gospel réinterprétant euphoriquement le désespéré "Children" de The Lyre of Orpheus (et de la BO de
Harry Potter and the Deathly Hallows: Part 1) pour nous emmener headbanguer à des niveaux d’extase encore jamais atteints par le Roi Corbeau !
Et voilà comment, après avoir bu le calice jusqu’à la lie, Nick Cave and the Bad Seeds nous offrent envers et contre tout leur disque le plus joyeux ! Un disque qui, selon les dires du chanteur, aurait tout aussi bien pu s’appeler Joy ou Conversion. Car c’est bien de joie qu’il s’agit ici, et de transformation – une transformation qui fait jaillir une forme nouvelle de la matière existante. Ce nouvel équilibre est encore tâtonnant et tout n’y est pas encore parfait, bien sûr. Mais le plus important ici, c'est l’énergie retrouvée de Nick Cave, le retour au premier plan des Bad Seeds, et l’augure d’une nouvelle ère pour la formation australo-européenne, une ère plus fun, plus solaire, plus rock’n’roll - plus punk finalement
(1) «To me, the frog has always been this joyful little creature that sort of sits in his s*** and then occasionally leaps up and comes back down again » (source: Newsweek)