Décidément, Nick Cave manie l’art du contrepied comme personne : après son album le plus exubérant musicalement, mais aussi le moins personnel dans les thèmes abordés, voilà son disque le plus austère et dépouillé, mais aussi le plus personnel de sa discographie, puisqu’entièrement consacré à ses déboires sentimentaux… Après un Murder Ballads empruntant à la tradition folklorique très second degré du storytelling, voici au contraire un Boatman’s Call creusant la veine très (trop) sérieuse de la confessional poetry… Chef d’œuvre introspectif d’un artiste se mettant à nu, ou embarrassant exercice d’auto-apitoiement ? Les avis sont partagés, voici celui de votre serviteur !
On le sait, The Boatman’s Call fut inspiré à Nick Cave par la fin de sa relation avec la journaliste brésilienne Viviane Carneiro, la mère de son premier fils, ainsi que sa passionnelle mais brève love story avec la chanteuse PJ Harvey (qui le quitta semble-t-il assez abruptement). La première histoire inspire à Cave deux chansons d’une tristesse infinie, ‘‘People Ain't No Good’’ et ‘‘Where Do We Go Now but Nowhere?’’, qui racontent chacune à sa façon l’histoire d’un amour tragique, de sa naissance pleine d’espoir à sa fin désastreuse ; la 2ième chanson, particulièrement déprimante avec son arrière-plan de carnaval brésilien, évoque d’une image terrible la principale victime de ce naufrage sentimental, leur fils Luke (« the bones of our child crumble like chalk »…). Fuyant l’échec de sa vie de famille, Nick Cave se réfugie alors dans une passion amoureuse fusionnelle avec son alter-égo féminin, PJ Harvey, à qui il avait offert un splendide duo sur ses Murder Ballads (‘‘Henry Lee’’). La passion qu’il éprouva pour elle transparaît dans les quasi-fétichistes ‘‘Black Hair’’ et ‘‘Green Eyes’’ ; mais l’amertume de sa rupture transparait dans le menaçant ‘‘West Country Girl’’ et l’élégiaque ‘‘Brompton Oratory’’, dans laquelle Cave se lamente que la chanteuse, contrairement au Christ après sa résurrection, ne reviendra jamais à lui… La déception tourne même à la franche rancune dans ‘‘Idiot prayer’’, chanson d’amour déguisée en fausse murder song dans laquelle Cave assassine symboliquement Poly Jean en lui balançant des amabilités du genre « If you're in Hell, then what can I say / You probably deserved in anyway » ; de même ‘‘Far from me’’, écrite « en direct » pendant les 4 mois de leur relation, reprend le principe de raconter une relation du début à la fin, mais on sent que le chanteur n’a toujours pas digéré de s’être fait plaquer : « Did you ever / Care for me? / Were you ever / There for me? », lui reproche-t-il plaintivement, avant de lui balancer avec une sacré dose de mauvaise foi : « You were my brave-hearted lover / At the first taste of trouble went running back to mother »…
Disons-le nettement : sur le fond, ce premier volet de The Boatman’s Call est vraiment détestable. Nick Cave n’a manifestement pas apprécié de s’être fait larguer et se venge à distance de PJ Harvey avec une mesquinerie assez navrante ; mais alors même qu’il pleure sur son sort en réglant ses comptes par derrière, il en veut au monde entier de la fin pathétique de la relation avec la mère de son fils, dont il est pourtant le principal responsable. Cette rupture lui inspire ainsi un regard misanthrope, si ce n’est franchement nihiliste, sur le monde et les gens : « people just ain’t no good », pontifie-t-il comme si sa propre incapacité à vivre une relation familiale équilibrée devait être excusée par la condamnation sans appel de l’humanité ; de même dans ‘‘Far from me’’ se désole-t-il de ce monde trop injuste dans lequel « every fucks everybody else over”… Immaturité sentimentale, incapacité à affronter sa propre responsabilité, rancune d’un post-ado capricieux à qui on dit « non », Nick Cave a la crise de la quarantaine mauvaise. L’ironie légendaire du chanteur, qui lui permettait d’aborder les thèmes les plus personnels avec un second-degré punk salvateur, a disparu pour ne plus laisser que le ressentiment et le sarcasme acerbe d’un homme qui n’assume pas l’échec de sa vie… Voilà bien le pire que l’on peut attendre d’un artiste forcément égotiste et narcissique, qui s’apitoie ici interminablement sur son propre sort sans se soucier de ce que lui-même a fait subir aux autres, et qui utilise de façon déloyale (puisque sans « droit de réponse ») les moyens de la création artistique pour se donner le beau rôle, celui de la victime christique, et sublimer de la sorte, c’est-à-dire d’une certaine façon absoudre, ses propres turpitudes (ce qu’il regrettera d’ailleurs par la suite, comme il le reconnaîtra honnêtement : « I was making a big heroic melodrama out of a bog-standard rejection. […] There’s something about making heroic your own little pains that sticks in my craw. » (1))…
Si l’album se limitait à de tels états d’âmes, il ne mériterait même pas une chronique… Heureusement, une fois son stock de rancœur épuisé, Nick Cave revient à des vibrations plus positives et compense le regrettable mauvais esprit des chansons précédentes par ce qu’il a vraiment de touchant à nous dire, sa foi en une véritable rédemption par l’amour humain. ‘‘(Are You) The One That I've Been Waiting For?’’ propose une sorte de méditation lucide sur ses échecs sentimentaux : l’amour romantique qui nous transcende et nous transporte, l’amour-passion qui consume comme une flamme, tout cela n’est au fond qu’une illusion, une extase éphémère : « Stars have their moment, then they die »… Le véritable amour, celui qui s’éternise, n’est pas tel qu’on l’imagine : c’est quelque chose de moins intense, mais de plus tendre, de plus sincère, qui ne brûle pas mais réchauffe doucement. Cave tire ici les leçons de ses erreurs pour esquisser la possibilité, un jour, de rencontrer un véritable amour qui durera dans la paix et l’harmonie : ainsi sur ‘‘Into my arms’’ dans laquelle Cave chante-t-il « And I believe in some kind of path / That we can walk down, me and you » ; ou sur le simple mais émouvant ‘‘Lime tree arbour’’ (qui n’est pas sans rappeler le très beau ‘‘The loom of the land’’ sur Henry’s Dream) : “There will always be suffering / It flows through life like water / I put my hands over hers / Down in the lime-tree arbour”… Comme toujours avec lui, cet amour est indissociable d’une certaine dimension religieuse et spirituelle qui irrigue l’ensemble du disque ; il y a là quelque chose de très « Léonard Cohen » dans cette façon de mélanger sacré et profane, amour et religion, déception et espoir. Mais là encore, Nick Cave a mûrit : il n’attend plus de la religion une rédemption surnaturelle, mais il sait qu’il doit rechercher la paix en lui-même et avec la nature, en s’appuyant sur ses limitations et ses erreurs d’être humain.
« I don’t believe in an interventioniste God », proclame-t-il ainsi en première phrase de la première chanson du disque, le psaume ‘‘Into my arms’’ : se détournant de l’anglicanisme rigide et moralisateur de son enfance australienne, du Dieu vengeur et culpabilisateur de l’Ancien Testament apportant les Tables de la Loi et répandant inondations et épidémies sur l’humanité pècheresse - Dieu terrible du protestantisme américain qui dominait un album comme The First Born Is Dead -, c’est le Christ du Nouveau Testament qu’il retrouve, celui qui vient apporter l’amour et le pardon aux hommes. On sentait déjà sur The Good Son, et tout particulièrement le magnifique ‘‘Foi Na Cruz’’, que le chanteur avait découvert au contact du christianisme latino-américain une religion plus douce, plus humaine. Mais Cave célèbre ici le Christ non pas tant comme un Dieu qui se fait homme, que comme un homme qui découvre Dieu en lui : le divin n’est plus une entité théologique qui nous transcende, c’est une présence immanente à la Création, comme il le professe dans le très panthéiste ‘‘There is a kingdom’’ inspiré de l’Evangile apocryphe selon Saint Thomas (« There is a kingdom / And there is a king / And He lives without / And He lives within / And he is everything »). Le véritable amour n’est dès lors pas l’amour religieux pour un Dieu qui nous dépasse, c’est l’amour humain pour une femme qui se tient à nos côtés : « No God up in the sky / No devil beneath the sea / Could do the job that you did baby / Of bringing me to my knee », chante-il avec dévotion dans ‘‘Brompton Oratory’’… De même la main protectrice de ‘‘Lime-tree arbour’’ n’est-elle pas celle de Dieu mais de la femme aimée ; et lorsque le batelier, image biblique de Jésus, l’appelle depuis le lac (le « boatman’s call » du titre de l’album), le narrateur ne répond pas. Le batelier évanoui dans le crépuscule, il reste seul avec sa bien-aimée, dans le calme de la nature…
Si l’impression est donc partagée sur le fond, qu’en est-il de la forme ? Car, quoi que l’on puisse gloser sur le texte, un disque, ce n’est pas un recueil de poésie, c’est avant tout de la musique ! Hélas, musicalement, The Boatman’s Call est d’une grande faiblesse. Composé uniquement au piano par Nick Cave durant l’enregistrement des Murder Ballads, c’est un album minimaliste, épuré, pour ne pas dire inconsistant. A la demande du chanteur, les Bad Seeds se sont limités au rôle de discret accompagnement, ici une basse assourdie, là une vague batterie, quelques accords de guitare imperceptibles (on comprend que Blixa Bargeld, totalement sous-employé et ne sachant plus très bien ce qu’il faisait là, finisse par jeter l’éponge après une dernière apparition sur l’album suivant et s’en retourne à sa no-wave industrielle d’Einstürzende Neubauten). Seul émerge de cette transparence instrumentale le violon grinçant de Warren Ellis, désormais membre à part entière du groupe, ou bien ici un clavier Casio d’un autre âge (‘‘Brompton Oratory’’), là un accordéon gémissant (‘‘Black Hair’’)… Le dépouillement instrumental, certes louable en soi, tourne ici à l’ascétisme, si ce n’est à l’indigence ; quant à la voix du chanteur, elle est inhabituellement morne, quasiment sans émotion, sans enthousiasme. Pour ne rien arranger à cette monotonie mélodique et harmonique, le rythme des morceaux est uniformément lent, leur structure répétitive, leur durée parfois interminable (les presque 6 minutes de ‘‘People Ain't No Good’’, ‘‘Where Do We Go Now but Nowhere?’’ ou ‘‘Far from Me’’). Certes, tout cela s’accorde parfaitement avec l’état d’esprit mélancolique de Nick Cave, mais il est permis à l’auditeur de trouver cela un peu barbant sur presque une heure... Il n’y a vraiment que peu de morceaux à sortir du lot : le très doux ‘‘Lime tree arbour’’ et l’envoutant ‘‘Brompton oratory’’ convainquent essentiellement grâce à une jolie mélodie et à la voix à fleur de peau du chanteur ; ‘‘West-country girl’’, avec ses airs de folk celtique bien rugueux, est le seul titre qui fasse preuve d’un semblant de tension ; et puis… c’est à peu près tout.
En définitive, c’est un bilan un peu maigre pour un album de Nick Cave and the Bad Seeds. Et, d’ailleurs, peut-on vraiment parler d’un album des Bad Seeds, tant ceux-ci, comme l’illustre le recto de la pochette, sont réduits ici à un rôle de simples spectateurs de l’exhibitionnisme sentimental du Roi Corbeau ? Au fond, on croirait à un album solo de Nick Cave, qui signe ici, fait inhabituel dans la discographie du groupe, toutes les compositions. Lui-même le reconnut plus tard : ce projet était trop personnel, trop exclusivement centré sur sa propre personne, pour justifier d’y associer ses fidèles musiciens (2). Trop de Nick Cave, pas assez de Bad Seeds, pourrait-t-on dire pour résumer… Et, qui plus est, un Nick Cave se prenant diablement au sérieux, ayant laissé avec ses Mauvaises Graines cette distance et cette auto-dérision qu’il avait toujours eues vis-à-vis de lui-même et de son personnage artistique. Il n’y a qu’à comparer les pochettes déjantées de ses précédentes offrandes avec l’ombrageux visage de celle-ci, shootée d’un noir et blanc très arty par le « photographe des stars » Anton Corbijn (photographe et clipper attitré de Depeche Mode et U2). Une photo qui nous envoie le message subliminal « attention : chef-d’œuvre d’un artiste torturé qui se met à nu ». Finalement, The Boatman’s Call laisse sur la désagréable impression de la fausse modestie d’un artiste qui ambitionne en fait d’être enfin reconnu par ses pairs à l’égal de ces song-writers dont il s’inspire ici à trop gros traits, les Tom Waits, Leonard Cohen ou le Bob Dylan de Blood on the track… Paradoxalement, cet album intimiste et sincère de façade est sans doute le plus commercial du chanteur, au sens où c’est celui sur lequel Cave semble s’être le plus préoccupé de son image et de sa respectabilité (et, du reste, l’album sera salué presque unanimement par la même critique qui avait snobé ses albums précédents…). Cave, en même temps qu’il rejetait son fidèle groupe à l’arrière-plan, a mis de côté ses racines punks, le subversif, la dérision, la contestation fun et antisystème : pour cette reconnaissance unanime de la profession, il a, littéralement, vendu son âme...
On l’a vu, avec le recul, Nick Cave semble avoir quelque peu regretté cet album, dans lequel il verra à peu près les mêmes défauts que lui trouve aujourd’hui votre fidèle serviteur... Il redressera fort heureusement la barre pour son album suivant, No More Shall We part. Un disque également inspiré de sa vie sentimentale (ici, sa relation naissante avec la mannequin britannique Susie Brick, qui est toujours sa femme aujourd’hui, preuve que la thérapie amère de The Boatman’s Call, aussi indigeste qu’elle soit pour l’auditeur, ne fut finalement pas inutile pour lui !) ; mais dans lequel il aura la sagesse de retrouver le recul de son ironie et la modestie de redonner aux Bad Seeds la place qu’ils méritaient : équilibre parfait entre les aspirations contradictoires de Murder Ballads et The Boatman’s Call qui en fera l’un de ses chefs-d’œuvre incontournable…
(1) The Boatman’s Call, Essay by Jim Sclavunos (consultable sur le site official de Nick Cave http://www.nickcave.com).
(2) Ibid.