« Enfin !!!!! », voilà la réaction spontanée de votre serviteur à la première écoute de cette nouvelle offrande de Nick Cave and the Bad Seeds. Enfin un disque qui ne laisse pas l’auditeur sur une frustrante impression d’inabouti, d’occasion ratée, d’expérimentation inachevée. Enfin un disque dans lequel Nick Cave dépasse la schizophrénie qui l’habitait depuis le mauvais Nocturama, tiraillé qu’il était entre revival post-punk et dark-folk méditative. Enfin un disque sur lequel il donne la pleine mesure de cette nouvelle sensibilité artistique qu’on sentait poindre, encore bridée, sur ses précédents albums. Pour la pousser jusqu’à cette perfection dont on fait les chefs-d’œuvre…
Le départ de Mick Harvey est sans doute ce qui est arrivé de mieux à Nick Cave depuis la formation des Bad Seeds. Le fidèle guitariste incarnait en effet au sein du groupe l’esprit post-punk des origines, celui des Boys Next Door et des Birthday Party - cet esprit chaotique et fiévreux qui irriguait encore les premiers albums héroïnomanes, de From Her to Eternity à Tender Prey, et dont on sentait qu’il revenait désagréablement tenter le chanteur depuis le tournant romantico-pop de The Good Son. Dans le même temps cependant, Cave, désormais père de famille, s’était tourné vers d’autres horizons poétiques, davantage préoccupé par le monde autour de lui que par les obsessions bibliques et gothiques de sa jeunesse. Il s’était aussi ouvert à de nouvelles influences musicales au-travers de sa collaboration avec le violoniste Warren Ellis, sur des bandes-son aussi atmosphériques que celles de The Road ou The Assassination of Jesse James. L’intégration à part entière d’Ellis au sein des Bad Seeds créait donc une tension de plus en plus intenable entre Harvey, gardien du Temple post-punk, et le barbu australien, davantage tourné vers l’électronique, la création d’ambiances étranges à base de violons lancinants, de boucles obsédantes et d’instruments venus de nulle part. Depuis l’expérience du side-project Grinderman, on sentait bien que l’ancien junky avait exorcisé ses derniers démons punk, ou du moins avait eu la sagesse de flirter avec eux hors du domicile familial – qu’il s’agisse de celui de sa famille musicale, les Bad Seeds, ou de sa famille domestique, avec laquelle il s’était embourgeoisé dans la très huppée station balnéaire de Brighton, celle-là même où, dans ses années d’autodestruction londoniennes, il se rendait en quête d’héroïne… La présence d’Harvey à ses côtés était au fond aussi inconfortable pour lui que si son ancienne amante de jeunesse partageait encore le lit conjugal ! Le départ du guitariste historique, après trente-cinq ans de collaboration continue, enlève donc enfin toute mauvaise conscience à Nick Cave et offre la place nécessaire à Ellis pour aller jusqu’au bout de leur vie commune. Le violoniste, comme pour marquer cette relation désormais exclusive, monopolise la plupart des photos du livret au côté de Cave, et cosigne avec lui la composition de la totalité des titres (ce qui n’avait jamais été le cas d’Harvey ni du guitariste emblématique Blixa Bargeld, qui avait lui aussi quitté le groupe quelques années plus tôt devant l’évolution musicale de l’ex-icône underground).
Ce départ a également eu pour conséquence de laisser le groupe sans guitariste. La peur du vide aurait alors pu pousser Nick Cave à recruter un autre musicien, ou à compenser par d’autres instruments ; c’est au contraire par le silence que Cave a eu le coup de génie de remplacer la guitare rythmique omniprésente de son ancien complice. L’effacement de la six-cordes, cantonnée à quelques textures ou gimmicks discrets, donne à cet album un rendu superbe, à la fois organique, élégant et ample, mais aussi aéré et épuré, chaque instrument, au lieu de se noyer dans un chaos bruitiste envahissant l’espace, se détachant pleinement dans le vide. La meilleure illustration de cet équilibre sonore est sans doute "We Real Cool", sur laquelle une octave répétitive de basse caverneuse rappelant l’atmosphère oppressante d’un "Saint Huck" ou d’un "From Her to Eternity", des gémissements de violon et quelques notes de piano, suffisent à créer une sensation d’urgence mêlée de tendresse... "Water’s Edge" reprend le même équilibre, soulignant simplement la basse par de discrètes trépidations de batterie. Le minimaliste "We No Who U R" se réduit à une boucle entêtante de Warren Elis et quelques frémissements de cordes et de percussions. Des chœurs féminins en arrière-plan apportent également à ce surprenant morceau d’ouverture une touche de douceur et de sensualité qu’on retrouve sur les plus mineurs "Wide Lovely Eyes" et "Mermaids", ainsi que sur une étonnante "Finishing Jubilee Street" aux fausses allures de Air. Si "Jubilee Street" reprend la recette classique des Bad Seeds depuis "The Mercy Seat", le lent mais implacable crescendo de tension est ici porté par les violons hurlants d’Ellis, tandis que la guitare, certes présente, se limite à quelques arpèges harmoniques. Quant au blues de "Higgs Boson Blues", là où le groupe aurait jadis déchainé l’électricité et les chœurs gospel comme sur Abattoir Blues / The Lyre of Orpheus, il reste comme étouffé dans de l’ouate, imprégnant d’une apathie déprimante ce qui est pourtant présenté partout comme « le » morceau explosif de l’album...
Cette sobriété contemplative de la musique, oscillant de la sérénité à l’inquiétude, est en tout cas en parfaite adéquation avec les textes de Nick Cave. Dans ce disque, le King Ink quitte son rôle de prédicateur halluciné ou de crooner de cabaret pour s’adresser à nous plus humblement, en tant que mari et père de famille. Abandonnant ses fantasmes littéraires de Southern Gothic, il regarde le monde bien réel qui s’offre sous ses yeux, un monde qui ne ressemble en rien à celui qu’il a connu jadis mais qu’il lui faut pourtant essayer de comprendre, car c’est celui dans lequel ses enfants sont en train de grandir. Il faut imaginer cet homme presque vieux à sa fenêtre, dans sa grande demeure victorienne de Brighton, observant sur le quai de jeunes adolescents flirter en toute innocence, ravivant en lui le souvenir nostalgique et douloureux de cette fièvre érotique, de ce grand jeu de la séduction dont il est désormais exclu (« And you grow old, and you grow cold » rumine-t-il sombrement sur "Water’s Edge") ; admirant de jeunes nymphettes attirantes comme des sirènes ("Mermaids") mais auxquelles il n’a désormais plus accès, réduit au rôle humiliant de voyeur (« I was no match / I was fired from her crutch / Now I sit around and watch »). S’angoissant, comme tant d’hommes dans le doute, de se faire un jour quitter par sa femme ("Wide Lovely Eyes") ou ignorer par ses enfants ("We Real Cool" aux paroles aussi simples que justes : « Who took your measurements / From your toes to the top of your head? / Yea you know / Who bought you clothes and new shoes / And wrote you a book you never read? / Yea you know / Who was it? Yea you know / We real cool / On the far side of the morning / Who was it? Yea you know / We real cool / I hope you're listening / Are you? »). Se rendant compte que le monde dans lequel vivront ces enfants sera un monde froid et désenchanté, sans spiritualité ni magie « (I believe in God / I believe in mermaids too / I believe in seventy two virgins on a chain (why not, why not) », professe-t-il dans "Mermaids", mais aujourd’hui, comme dans "Wide Lovely Eyes", les sirènes pendent aux lampadaires…). On sait depuis la découverte du Boson de Higgs que Dieu n’existe pas, aucune valeur morale ne permet plus aux jeunes générations de faire la distinction entre le tragique et le dérisoire : la mort de centaines d’enfants noirs ou l’Afrique ravagée par le SIDA (évoqué dans Higgs Boson Blues par ces lignes glaçantes : « Mama ate the pygmy / The pygmy ate the monkey / The monkey has a gift that he is sending back to you… ») côtoient dans l’actualité la vie privée superficielle des nouvelles icônes du star system (« Miley Cyrus floats in a swimming pool in Toluca Lake »)...
Motif récurrent de ses derniers albums, la nature est en danger (« The trees will burn with blackened hands / Nowhere to rest, nowhere to land », gémit-t-il sur "We No Who U R"). Le monde devient de moins en moins charnel, de moins en moins vivant, les gens ne sont plus capables d’affronter les tourments de l’amour et de la mort que chantait jadis Nick Cave dans les caves enfumées de Berlin. Les jeunes d’aujourd’hui se réfugient dans une réalité virtuelle où tout semble plus facile : les écouteurs de iPod isolent du monde les jeunes filles de "Water’s Edge", tandis que les connaissances infinies mais désincarnées accessibles sur Internet (« Sirius is 8.6 light years away / Arcturus is 37 / The past is the past / And it's here to stay / Wikipedia is heaven ») rendent dérisoires ce que le père de "We Real Cool" voudrait transmettre à ses enfants (« … / And wrote you a book you never read?… »). L’espace de liberté des réseaux sociaux, évoqués par un "We No Who U R" à la typographie caractéristique d’un texto ou d’un twitter, a beau dissimuler un univers de surveillance totalitaire (« We know who you are / We know where you live », menace-t-il insidieusement dans ce titre énigmatique), l’attrait est trop puissant pour une génération infantilisée incapable d’affronter la violence et le tragique indissociable de la vie. Car lorsque l’on revient à la réalité et que l’on regarde autour de soi, c’est pour entendre cette sordide histoire de prostituée assassinée par l’un de ses clients, non pas dans le Far-West ou le Deep-South des premiers albums de Cave, mais en bas de chez lui, dans cette "Jubilee Street" de Brighton… Ou bien celle du naufrage du Mary Stanford survenu il y a presque un siècle dans le village voisin de Rye Harbour, et qui revient hanter les rêves du chanteur sur "Finishing Jubilee Street" – une chanson à la première écoute innocente et légère, mais dont on mesure les mises en abymes cauchemardesques lorsque l’on apprend (sur Wikipédia !) que ce port du Sussex abrite l’une des plus vieilles auberges d’Angleterre, appelée… Marmaid Inn, qui est aussi… l’une des plus célèbres maisons hantées de l’île ! Et on imagine alors, dans la plus pure tradition gothique, le narrateur venant de terminer la chanson "Jubilee Street" à la flamme de la bougie, visité par les spectres des naufragés auxquels se mêlent les images obsédantes de ces sirènes qui reviennent comme un leitmotiv tout au long de l’album…
Pourtant, à l’issue de ce voyage désabusé et inquiet dans le monde actuel, c’est à l’espoir et à la sérénité que nous invitent finalement les Bad Seeds sur le dernier titre de l’album, l’éponyme "Push the Sky Away". Sur une nappe d’orgue électronique, une basse sourde palpite comme un battement de cœur, tandis que la voix de Nick Cave se fait plus profonde et grave que jamais pour s’adresser à celui qu’on imagine être son fils, mais qui pourrait tout aussi bien être lui-même. Un titre en forme de testament sur lequel Cave nous invite à toujours viser plus haut que ce que nous pensons être (« And if you feel you got everything you came for / If you got everything and you don't want no more / You've got to just keep on pushing it / Keep on pushing it / Push the sky away ») et à suivre jusqu’au bout notre propre chemin, quel que soit ce qu’en pensent les autres (« And some people say it's just rock and roll / Ah but it gets you right down to your soul »). Et lorsque des chœurs d’enfants à l’unisson s’élèvent imperceptiblement, c’est notre gorge qui se serre pour l’une des chansons les plus bouleversantes de sa discographie et peut-être, n’ayons pas peur de le dire, de la musique contemporaine. Cette classe de chansons qui, dès la première écoute, vous emportent, vous mettent en larmes, vous donnent le sentiment d’avoir, l’espace de quelques minutes, touché à la grâce… Quand les derniers échos de ce chef-d’œuvre surnaturel s’éteignent dans le lointain, c’est dans un autre monde que l’on se réveille, un monde de tendresse et d’espoir : une présence paternelle nous a murmuré quelques mots derrière l’épaule, comme ces anges-gardiens des Ailes du Désir, pour nous réconforter et nous dire, envers et contre tout, que tout ira bien... On repense alors à cette pochette somptueuse sur laquelle Cave, vêtu de noir, ouvre un grand volet pour faire entrer l’éclat pur du matin : de même que cette femme nue, symbole de l’innocence et de la beauté naturelle, nous l’avons suivi dans un voyage sombre et angoissant ; mais notre guide, au terme de ce périple nocturne, nous ramène doucement à la surface, dans cette chambre baignée de soleil, et nous désigne l’espace lumineux qui nous attend dehors...
Détaché de son encombrant passé, et assumant enfin sans arrière-pensée sa nouvelle orientation musicale comme il avait pu le faire à l’orée des années 90 avec The Good Son, Nick Cave nous offre là tout simplement, au moment où l’on s’y attendait le moins, l’un de ses meilleurs disques. Album crépusculaire et méditatif, mais aussi lumineux et optimiste, empreint de la beauté du silence, de la fragilité d’un artiste, d’un mari et d’un père qui doute de lui et du monde avant de réaffirmer sa foi en la vie, Push the Sky Away fait partie de ces œuvres intemporelles qui vous marquent et se gravent à jamais dans votre mémoire…