Touché par la mort. C’est le premier constat forcé face à ce cirque pervers. Nick Cave a toujours su conjuguer humour macabre et fascination morbide – mais sur Murder Ballads il se détache entièrement de toute retenue imposée lors d’exercices aussi non-consensuels. Ses précédents albums avaient réconcilié un public déstabilisé par The Good Son ; celui-ci ira encore plus loin dans la démesure et la prise de risque. Un disque dont suinte un malaise prégnant ; et qui renferme pourtant une joie de vivre insoupçonnée.
Murder Ballads. A prendre au sens premier du terme. Les chansons meurtrières ne sont pas les moins représentées du panel musical international. À contrario, les ballades meurtrières sont d’une rareté compréhensible. Nick Cave s’en est aperçu et a décidé de s’occuper de cette étrange tâche sur un album de ballades assassines. L’ambivalence de sentiments provoquée par celles-ci est justifiable : elles se détachent de la fureur de l’acte, non pas pour se diriger vers la tristesse de la ou des victimes – mais vers la perspective terrifiante qu’on puisse entrer dans la tête du tueur ordinaire et saisir les mécanismes de sa folie, jusqu’aux plus subtils rouages qui régissent la relation d’amour-haine entre le bourreau et sa victime. Et ce n’est rien de moins que ça qui dresse la trame… que dis-je, le tableau ! de Murder Ballads.
Un tableau qui se peint en 58:58’. Où Cave et sa mauvaise graine vont trucider avec quiétude et démesure. Régler leurs comptes avec la fatalité ("Crow Jane"), participer au massacre de leur village ("The Curse Of Millhaven"), forcer les dépossédés à participer à leurs jeux sadiques ("The Kindness Of Strangers") et écumer les hôtels l’arme au poing et le pénis en suspens ("O’Malley’s Bar"). De la chanson brutale sur des gens brutaux. Pas d’assassinat célèbre – (hormis "Stagger Lee"). Pas de justicier valeureux – (hormis "Crow Jane"). Pour le reste, seule une bande de psycho’ chroniques dont on ne sait rien d’autre que le brutal passage à l’acte. Une idée logique, crédible et conforme avec le développement durable. Quand en plus, le tout est emballé d’un son et d’arrangements proprement parfaits, on ne peut que subir l’immersion avec jouissance.
Le meurtrier n’est jamais celui qu’on pense, et la perverse "Song Of Joy" ouvrant l’album, qui nous pousse à écouter attentivement la victime du massacre de sa famille comme une épaule attentive, nous plonge immédiatement dans Paradise Lost et révèle à sa fin cette sale impression de s’être aussi facilement laissé avoir – nécessité absolue : attardez-vous sur les textes. Particulièrement sur cet album. La « vision fantasmatique » que Cave entretient avec les États-Unis et ses histoires sordides manque de mots pour s’expliquer – dark, gloom, mope… autant de mots intraduisibles en français pour qualifier l’inqualifiable. Pour entrer dans les turpitudes assassines, pour comprendre les crimes de sexe et autres fascinants meurtres passionnels, remplissant le quota de ce que la démence masculine engendre même chez les plus braves – et pour ça, il faut saisir ce que Cave chante. Mot après mot.
Face crime passionnel, on se heurte à "Henry Lee" et "Where The Wild Roses Grow". Magnifiquement écrites, toutes deux montrent la même situation vécue sous les regards fatalement divergents des deux protagonistes. Cave fait son Gainsbourg et invite sur un même album plusieurs de ses conquêtes passées ou présentes. Et comme Gainsbarre, il tire le meilleur d’elles-mêmes. La première*, l’une des lames maîtresses de l’album, voit l’exception l’emporter en accordant le mot de la fin à PJ Harvey. Délicieuse chanson douce sur une formule piano/guitare réduite à sa plus simple expression, le titre en forme de revanche sur le pire meurtrier de la terre arrive à tirer de tout ce tragique une délicatesse que seul Nick Cave peut révéler avec tant de tendresse. "…Wild Roses Grow", étonnant duo avec Kylie Minogue, s’adjoint un ensemble de cordes pour un titre en forme d’enterrement prématuré – d’une candeur que n’égale que la passivité de sa musique, si mignonne et (a priori) indifférente qu’on en oublierait presque le thème.
Heureusement, les mauvaises graines n’ont pas pris l’intitulé « Ballads » comme un cadre limitatif. Il est des circonstances où le meurtre implique une fureur hors norme, et celle-ci se révèle particulièrement sur "Stagger Lee" et "The Curse Of Millhaven". Cave prend un risque en s’attaquant au monolithe cyclopéen qu’est "Stagger Lee". Thème reconnu du meurtre urbain**, le titre concourt à un des plus crasseux morceaux de Cave – et à un des meilleurs. Basses et percussions en renfort d’un piano sauvage, l’atmosphère de tripot sanglant est rendue jusqu’à l’intégration totale de l’auditeur dans le décor. La seconde, au texte léché jusqu’à l’os, parvient à greffer une musique de fête de village sur un génocide rural. Une traditional song (proche d’Henry’s Dream) en forme d’aveu : les hommes ne sont pas seuls à connaître la puissance que donne le pouvoir de vie et de mort.
Jusqu’à un "O’Malley’s Bar" d’un cynisme terrifiant. Une boucle de piano identique sur un quart d’heure de musique hallucinante – où la marche macabre d’un malade descendant tous ceux qu’il croise sur son chemin, décrivant consciencieusement le trajet de chaque projectile, l’endroit où il touche et les organes qui se déversent nonchalamment sur le sol. On en viendrait presque à rire… Presque. Car au fond, on sait que c’est ce qui le différencie des nuages de noireaux s’en inspirant. Le cynisme. L’humour. La terreur. Le recul. (Et accessoirement, le talent.) Contradiction poussée jusqu’à terminer avec une reprise de Bob Dylan : "Death Is Not the End", qui voient tous les chanteurs impliqués dans l’album, auxquels s’ajoutent Anita Lane et Shane MacGowan (ancien leader des Pogues), respectivement grand ami et ancienne compagne de Cave (ou le contraire ?) terminer cet album dégénéré par une ultime louange en forme d’espoir.
Comment recevoir Murder Ballads… ? Comme une glorification pessimiste du meurtre ? Ou comme un succès commercial ? ce qu’il est. Non. Preuve en est : Cave reçut un [best male artist] MTV award pour "Where The Wild Roses Grow". Quelques mois plus tard, il le refusa publiquement et, après avoir remercié la chaîne pour cette récompense, s’expliqua :
« Je ne souhaite pas recevoir ce prix ni les éventuels futurs. Je préfère le laisser à ceux qui aiment la compétition qu’ils entraînent. Je me suis toujours vu comme quelqu’un d’individuel, qui fait ce qu’il aime, seul – en dépit de ceux qui essayent de résumer (et d’appauvrir) la musique pour mieux la mesurer. Je ne suis en compétition avec personne. » Et heureusement… Car qui pourrait lutter ?
Après tout : « All God’s children, they’ve all got to die! »
*: Henry Lee Lucas fut le serial killer étatsunien présumé le plus prolifique au monde. Il commença par abattre sa mère à l’âge de 15 ans et entama une croisière meurtrière digne d’un road-movie dès sa sortie de prison. Il fut condamné à la peine de mort commuée en emprisonnement à vie pour 11 meurtres même si le nombre réel d’assassinats doit se situer aux alentours de 350 en l’espace de 8 ans, alors que son expertise personnelle montait jusqu’à 3.000 exécutions.
**: Histoire vraie d’un meurtre devenue légende rock’n’rolléenne. Maintes fois visitée, à chaque fois dans des versions différentes et propres à leurs créateurs – Mississipi John Hurt, Wilson Pickett, Ike & Tina Turner, the Grateful Dead, the Clash… "Stagger Lee" est un morceau protéiforme dont chaque interprète qui désirait donner sa version des évènements qui ont conduit à cette tuerie devait rendre le personnage de “Stag” plus horrible que dans la version précédente.