« L'art est ce qui rend visible », dit-on (1). - Le Fantôme d'Orion, que rend-il visible, lui qui évoque par son titre la cécité d'un beau et féroce chasseur mythologique, et, par son illustration, une forme d'assurance endeuillée... ? Symboliquement, cette sortie de la mariée mourante - la première depuis cinq ans ! - nous perd dès le premier regard, seul à seul avec un certain trouble de l'âme. - Une écoute prolongée, hélas, viendra confirmer cette première impression : The Ghost of Orion est un disque complexe, hagard - mendiant.
Le contexte est à souligner mais il serait trop simple de s'y appesantir. Ainsi faudra-t-il simplement esquisser les contours de la grave maladie de la fille d'Aaron Stainthorpe, de la composition revenant uniquement à Andrew Craighan, de l'arrivée d'un nouveau batteur en la personne de Jeff Singer... - autant d'éléments d'importances qui ne seront finalement que peu de choses par rapport au rapport émotionnel qu'il restera de la proximité d'une œuvre attachante comme celle tissée depuis trente ans par les Anglais et particulièrement, de ce Ghost of Orion. Ce que l'on retire synthétiquement du contexte, des prises de paroles et des premières écoutes n'est que ceci : My Dying Bride, en tant qu'entité, a traversé des épreuves ; ainsi que ses membres, individuellement. C'est que la vie s'impose à tous, sans que n'y échappent les maîtres du romantisme à l'anglaise ; pour mémoire, seuls du « Peaceville Three » à n'avoir jamais changé de fusil d'épaule, leur vision du doom metal étant demeurée peu ou prou la même depuis le premier jour, à savoir lancinante, mystérieuse, suave et romantique.
Romantique, My Dying Bride le demeure sur The Ghost of Orion. Les accélérations death ne sont pas de la partie. La profondeur caverneuse que l'on pouvait encore parfois déceler sur Feel the Misery n'est plus de mise. The Ghost of Orion se trouve plus proche de la langueur d'un A Map of all our Failures ou d'un The Angel and the Dark River que de la hargne des Songs of Darkness... (sans même évoquer le passé le plus ancien de la formation). Les morceaux de l'œuvre nouvelle sont longs et fluides ; dignes en cela des cours d'eaux les plus tranquilles d'Halifax. L'album est, comme annoncé, fantomatique. La tresse des guitares - ô combien caractéristique du son du groupe - est un ensemble mêlé de courants d'air et l'on voit, à peine, un rideau se mouvoir... certes sublimement par moment ("The Long Black Land", notamment). The Ghost of Orion est l'équivalent musical de "La Cafetière" de Théophile Gautier : suave, vaporeux, d'espoir mêlé d'illusion... Ce qui apparaît dans la pièce n'y est jamais vraiment... Fantomatique... - La perplexité, c'est le sentiment naturel que laissent des écoutes répétées de l'enregistrement... Sous la fluidité abordables des pistes ne se trouve souvent que le fantôme du groupe : où sont les aspérités ? Où sont les forces profondes ? Où sont les plaies vives ? C'est cela : la mariée, dont l'âge n'altère en rien la beauté, manque de force - apparaît fatiguée, usée. Le tableau manque de mouvements.
Quelle mélancolie pourtant ! que de beautés fanées croise t-on au détour des meilleurs instants de l'heure que dure cette danse... ! Il serait intraitable de rejeter le disque en bloc, inhumain de n'en point frémir par instant... Hélas, le fantôme n'a pas de peau, pas de chaleur. Ce qu'il manque au
Fantôme d'Orion n'est pas la personnalité, mais l'incarnation, la chair. - L'ensemble, d'un classicisme éclairé, offre l'occasion à Stainthorpe d'offrir des lignes de chant sublimes, certes... mais parfois ternes. Là encore, il ne leur manque que le pourpre aux joues... La guitare connaît hélas un traitement identique : belle à pleurer, elle n'existe jamais véritablement. Faute de brisures et de nervosité, la section batterie/ basse n'est que peu de chose ici... Une régularité à toute épreuve, une régularité de l'habitude pèse sur
Orion. Le violon n'est - lui aussi - que l'ombre de lui-même. L'incarnation, l'incarnation... toujours la chair qui manque. Que dire également du rituel incantatoire qu'est "The Solace" ou de l'inquiétante piste éponyme, interludes faisant traîner la patte à une réalisation qui peine déjà à se mouvoir d'elle même...
Difficile rencontre avec un fantôme sublime, The Ghost of Orion ne parvient pas à convaincre entièrement... La grâce, l'élégance, oui, ces idées sont bien présentes ; mais les idées... les idées ! Les idées ne réchauffent pas le corps, ne font pas vibrer les peuples ni s'empourprer les joues ! Reste donc, à regret, une œuvre en demi-teinte, qui est tout sauf un échec - ô combien sévère serait un tel jugement ! - mais qui, pour autant, n'emporte pas, laissant la profonde nuit introublée de son apparition flottante...
(1) Paul Klee : « L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »