Je toque à la porte. Les serrures se défont une à une. L’archiviste est là. Toujours aussi mal fagoté. Sa bedaine menace de faire éclater les boutons d'une chemise à la propreté douteuse. Il devrait s’exposer à la lumière du jour de temps en temps, cela ne lui ferait pas de mal. Et ça le rendrait peut-être aimable.
- Encore vous ? Qu’est-ce que vous voulez ?
- My Dying Bride. Feel the Misery. On l’a fait ?
Il pousse un soupir. Dernièrement, beaucoup de chroniqueurs viennent le solliciter. Il traîne ostensiblement sa grosse carcasse vers la grande armoire. Je patiente. Un jour, je lui casserai la gueule.
- Alors…
Bring Me Victory…
Evinta…
- Évitez de nommer cet album, s’il vous plaît. J’ai des ulcères.
- Très drôle…
Evinta donc -il insiste, ce con…-,
For Lies I Sire… non… Pas de
Feel the Misery.
- Ah. C’est embêtant… Je vais devoir m’y coller, non ?
Le sale type hausse les épaules. «
Ce n’est pas mon problème, vos états d’âme ne m’intéressent pas. » Maussade, je tourne les talons sans mot dire. Monde de merde…
Monde de merde ? Pas tant que ça, en fait. L’avantage de chroniquer, c’est de réécouter des œuvres que, faute de quoi, on aurait laissé croupir au fond d’un placard de cave pour les siècles des siècles, amen. Et de se rendre compte que les circonstances conditionnent les écoutes. Je m’explique. Lorsque Feel the Misery voit le jour il y a dix ans, je suis en pleine bouderie. « My Dying Bride, méchants ! Vilains, My Dying Bride ! » Je ne prends pas mon nin-nin mais le cœur y est. C’est que, le My Dying Bride qui geint et moi, ça fait au minimum deux. Mon truc, c’est le My Dying Bride sombre, agressif, l’Aaron qui mord. Alors autant vous dire que depuis Songs of Darkness, Words of Light, ce n’est pas la joie… L’écoute de l’invertébré, déstructuré et excessivement lascif A Map of All Our Failures m’a décidé à arrêter les frais. C’est dans cet état d’esprit qu’en septembre 2015, j’écoutai le titre éponyme "Feel the Misery" du bout des oreilles et décrétai qu’il s’agissait d’un mauvais morceau. « My Dying Bride, méchants ! Vilains, My Dying Bride ! » Si j’avais fait preuve d’un minimum de bonne foi, j’aurais dû être interloqué par la puissance et la beauté du morceau. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts et j’ai considérablement mûri, je ne prends mon nin-nin que pour m’endormir. Dix ans plus tard donc, j’écoute enfin sérieusement l’album et y prend beaucoup de plaisir.
Feel the Misery est loin d’être parfait, l’album est structuré de manière très étrange. Trois pavés pour commencer, quatre titres plus courts puis une dernière piste de plus de dix minutes… Curieux. Lesdits titres sont, eux également, construits à l’emporte-pièce, les transitions brillent souvent par leur absence. De plus, "I Celebrate Your Skin" est aussi ennuyeuse que les trois quarts initiaux de "Within a Sleeping Forest" et tous les titres ont au mieux quelques minutes en trop mais… Mais My Dying Bride redresse ici clairement la tête. La fiancée fanée s’est toilettée, elle a mis un vêtement pour cacher son corps si mal entretenu et arrive à me rappeler pourquoi je l'ai tant aimée. Les premières minutes d’"And My Father Left Forever" donnent le ton : les riffs costauds, mis en valeur par une production assez ample, sont enfin de sortie, et petit à petit, l’album nous plonge dans une atmosphère sombre où la formation privilégie l’équilibre entre passages hargneux et moments plus calmes, bien souvent empreints de poésie. À ce titre, les fins du lugubre "To Shiver in Empty Halls" et du très imparfait "A Cold New Curse", où la prédominance inattendue des claviers fait son petit effet, s’avèrent saisissantes et contribuent grandement à rehausser la qualité de l’œuvre. Lors d’une seconde moitié d’album globalement, plus calme, l’on appréciera également "A Thorn of Wisdom", étrange objet gothique où le halo de réverbération entourant les instruments constitue un joli plus, ou la ballade "I Almost Loved You", sobre, exempte de simagrées, poignante. Bref, malgré de nombreux défauts, cet album me plaît. On y sent la misère, mais également la grâce, la colère, et un soupçon d’espoir. C’est beaucoup.
Feel the Misery est construit de guingois. Il possède bien des longueurs. C’est que la résurrection temporaire de My Dying Bride ne peut effacer des années de méandres musicaux qui, personnellement, m’ont laissé très dubitatif. Néanmoins, cet album arrive à mélanger le feu et la femme avec brio. J’y viens, certes, un peu tard, mais avec un enthousiasme que la fin probable du groupe a pleinement ravivé.