Cette neuvième observation aura fait de nombreux impatients. En effet, depuis Ghost Reveries, opus de transition assez bancal, la formation a connu de sérieux remaniements avec les départs successifs de Martin Lopez et de Peter Lindgren, seul membre originel restant de la formation. Bien que Mikaël Åkerfeldt pose le regard ultime sur les compositions du groupe, il était à craindre que les quelques errements observés sur le précédent essai ne se transforment en cruelle déception sur ce nouvel album, par l’absence du jeu si particulier des deux susnommés.
Watershed, donc: neuvième album écrit par Åkerfeldt, qui réaffirme ici des ambitions, si ce n’est différentes, du moins assez éloignées de ce que l’on a pu connaître par le passé. On connaît tous le penchant assez marqué du charismatique frontman pour les ambiances progressives des années 70, pour les teintes folk et psychédéliques comme pour les bonnes grosses saturations métalliques (ha, Bloodbath!), un mélange que l’on avait pu commencer à toucher du doigt sur certaines compositions du précédent album – une aura qui fleure bon l’amour pour les racines du classic rock, mille fois renforcée par l’arrivée de Per Wiberg aux claviers sur Ghost Reveries et dont l’influence se fait grandement sentir sur un album aussi particulier que Watershed.
Car Watershed l’est, particulier, à défaut de renouveler un style qui s’épanche désormais franchement et sans arrière-pensée dans la culture des contrastes et dans l’écriture-miroir. Ce qui choquera le plus à l’écoute de Watershed, ce sont les grands écarts toujours plus énormes que pratique le groupe, au risque de prolonger le sentiment de dispersion observé sur Ghost Reveries. Toujours parsemé de ces moments délicatement poétiques, à l’image du court mais surprenant ouvreur "Coil" (un morceau d’une rare classe, doté de lignes de chant éclatantes) ou encore de l’hommage au progressif des années 70 qu’est "Burden", qui n’invente par définition rien mais qui parvient tout de même à captiver l’auditeur dans une seconde partie enlevée, l’ensemble se complaît de plus en plus dans le mariage des extrêmes, sans pour autant atteindre le niveau de finesse d’un Blackwater Park, d'un Deliverance ou même d’un Still Life, dans trois registres assez différents.
Ainsi, même si Watershed balaie d’un revers de manche son aîné – surtout du point de vue de l’ambiance générale, bien plus intimiste et lyrique qu’à l’accoutumée – il subsiste toujours cette part d’ombre inquiétante, longtemps après avoir digéré cet opus. Encore plus partagé entre ses vélléités progressives et sa rugosité de plus en plus implacable, Watershed détonne dans la discographie du groupe. D’un point de vue musical, l’apport de Fredrik Åkesson et de Martin Axenrot, deux musiciens tout droit issus de la scène extrême, est flagrant par endroits : "Heir Apparent" se paie même le luxe, dans ses moments les plus furieux, de renvoyer au tapis les plans purement death réalisés sur Deliverance, par ses rythmiques syncopées à l’extrême où Åkesson et Axenrot se montrent au-delà des espérances, notamment lors d’un break d’anthologie ; le blast-beat saupoudré de chant clair introduisant "The Lotus Eater" (dont on a tellement parlé que ce n'est plus une surprise, maintenant) explose quant à lui tous les standards du groupe pour ensuite retomber lors d’un passage tout de suite beaucoup plus familier, qui renvoie directement à Ghost Reveries.
Voilà souligné le principal défaut de cet opus : si de son côté, Ghost Reveries avait désorienté par un mélange souvent bancal et peu pertinent de ces extrêmes, Watershed arrange quant à lui ce problème, mais ne se risque pas à pousser l’attrait de la nouveauté, bien visible (le blast-beat parsemé de chant clair sur "The Lotus Eater", donc, les accords de guitare dissonants à la fin de "Burden", aux influences clairement pinkfloydiennes, les effets de style vocaux sur "Hessian Peel") au-delà de frontières que l’on aurait aimé plus convaincantes. Cette toute nouvelle dynamique très progressive, prégnante sur un titre aussi labyrinthique que "Hessian Peel", se révèle aussi fulgurante qu’un pet dans l’eau et surtout, décevante de la part d’un groupe comme Opeth, que l’on a connu plus vindicatif, plus aventureux et surtout, plus épique. C’est ce trait de caractère, très présent sur des albums de la trempe de My Arms, Your Hearse ou Blackwater Park, qui fait le plus défaut à l’écoute de ce nouvel essai, où les nombreuses retombées de tension, qui participent à l’atmosphère intimiste de cet essai, sapent malheureusement toute la mécanique des morceaux: difficile de repartir ensuite sur les envolées extrêmes si chères au groupe, qui parfois commence à s’auto-parodier ("Hessian Peel", dont la progression, qui s’annonçait magnifique dans sa première moitié, s’avère au final très téléphonée dans sa seconde partie).
Néanmoins, l’ensemble, pas dénué de moments de pure magie ("Porcelain Heart" et son final splendide, "Heir Apparent", "Coil" et certaines parties de "The Lotus Eater", affolantes) possède bien plus de coffre que Ghost Reveries. C’est en cela que Watershed est beaucoup plus pertinent que son aîné, bien qu'il lui manque encore un morceau-phare, de ceux qui séparent les bons albums des très bons. Åkerfeldt en impose de plus en plus grâce à un chant clair parfait, gracieux et émotionnel, qui confine souvent au sublime (la fin de "Porcelain Heart"). La lourde frappe d’Axenrot, décisive lors des envolées death, sait aussi se muer, et c'est dans ce registre qu'on l'attendait le moins, en phrasé subtil et volatile ("Hex Omega") lorsque cela est nécessaire, bien que son jeu reste plus conventionnel que celui de Martin Lopez. Ainsi, le batteur comme le nouveau guitariste ont su adapter leur jeu en fonction des exigences posées par le groupe ("Porcelain Heart", malicieux), tandis que Per Wiberg devient véritablement indispensable ("Burden", "Hessian Peel"). Ainsi, Opeth paraît plus sûr de ses convictions musicales sur Watershed et creuse un fossé toujours plus imposant avec ses aînés. En soi, l’évolution du groupe est notable: Watershed est un disque plus solide que Ghost Reveries mais aussi plus radical et déterminé dans son propos, ce qui ne manquera pas de laisser quelques fans sur le bord de la route.
Avec Watershed, Opeth a parfaitement négocié ce fameux passage de flambeau, aussi bien physique (les deux nouveaux musiciens assurent plus que de raison) que stylistique : le groupe fait toujours du Opeth, mais peut-être moins empreint de ce souffle vital et de cette spontanéité qui rendaient les précédents opus du groupe, jusqu’à Deliverance, indispensables: ce nouvel essai, à la virtuosité impressionnante, est aussi solide qu’étrange et désarmant.