L'acclamé Painkiller avait ouvert la voie : le salut pour Priest pouvait passer par un durcissement du ton. Seulement voilà, ce retour triomphal se trouvait subitement entravé par le départ d'Halford. Pouvait-il seulement y avoir un Judas Priest sans le Metal God? Alors que l'immense majorité des fans répondait par la négative, le groupe décidait de continuer d'exister malgré tout et recrutait un Américain inconnu au micro, Tim Owens, bien plus jeune que le reste du groupe au demeurant. Puis Jugulator débarqua, et le monde du métal n'en crut pas ses oreilles : Judas Priest avait décidé de prendre le taureau par les cornes et de proposer l'album le plus foncièrement brutal de sa carrière. Décorticage.
La paire de guitaristes assistée de Sean Lynch s'est chargée de la production et le résultat est incroyable : batterie et guitares éléphantesques évoquent bien plus le Machine Head de Burn My Eyes que la NWOBHM! Ce virage power-thrash n'est pas que du domaine du son : les riffs sur Jugulator sont vicieux et méchants à souhait, et le jeu de Scott Travis est un déferlement constant. Le batteur s'éclate et sa frappe de mule comme sa facilité à laisser parler la double-pédale sont un facteur essentiel dans la facilité de cet album à envoyer le gros. Et le chant… Ripper Owens n'a pas la moitié de la maîtrise qu'il développera ensuite chez Iced Earth et Beyond Fear mais il s'affirme déjà comme un vocaliste capable d'assurer les suraigus à la Halford sans aucun problème, et sa violence vocale tranche nettement avec le passé du groupe. Son chant dans les graves est râpeux et vindicatif, dans une tonalité agressive/mélodique totalement étrangère à Halford.
Les composantes de base sont donc prometteuses : son énorme, musiciens remontés à mort, nouveau chanteur techniquement impressionnant… le Priest avait pas mal de cartes en main et la transition aurait pu se passer sans heurts. C'était oublier que de bons ingrédients ne suffisent pas à faire un bon plat! Prenons la voix de Ripper : l'homme a beau assurer, une voix n'est jamais qu'au service des lignes de chant qu'elle emprunte. Et là il y a problème : il passe le plus clair de son temps à chanter en force, alternant ces moments de violence avec des montées en screaming qui semblent surtout être là pour prouver qu'il peut le faire. Death Row ou Decapitate sont de beaux exemples de gâchis dans le genre, et le fait que le musicien n'ait eu aucune part dans la composition des titres alors qu'Halford en co-signait la quasi-totalité est peut-être à l'origine de ce fait ainsi que de la faiblesse navrante des paroles d'ailleurs.
On a parlé des riffs de guitare : clairement thrash et agressifs, ils forment l'épine dorsale de cet album très vindicatif et modernisent brutalement le propos du Priest. Les soli de guitare sont bien moins nombreux que par le passé mais ils sont là, et se marient bien aux multiples emprunts fait par le groupe au métal moderne et au thrash en général : Machine Head évidemment ("Blood-Stained") mais aussi Fear Factory ("Bullet Train") ou Slayer ("Dead Meat") sont des noms qui viennent en tête à l'écoute. Parfois ça fait très mal mais les lignes de chant bâclées gâchent le tout et l'album finit même par devenir très linéaire une fois passée la claque initiale. Ca cogne, ça crie et un solo vient de temps en temps se glisser… mais ça se ressemble un peu au final car même si le groupe s'en tire bien dans le registre de l'agression on sent cette démarche un peu forcée.
Quand on écoute Ripper déployer sa palette sur l'excellent titre final Cathedral Spires, on se dit qu'avec des lignes de chant moins indigentes et un peu plus de mélodie au milieu du déferlement de méchanceté, Jugulator aurait pu faire un album de légende. L'équilibre entre gros riffs et parties lyriques est parfait et on se demande vraiment pourquoi Tipton et Downing se sont restreints à ce point sur le reste de l'album. A force de vouloir sans cesse rentrer dans le lard de l'auditeur sans lui laisser de répit Jugulator tourne en rond, ne varie pas assez le propos et finit même par être "too much" dans sa démarche. Le groupe atteint des sommets quand il se décide à réellement exploiter son chanteur ("Bullet Train", "Burn In Hell") mais le reste du temps se contente d'enfiler des titres très agressifs qui n'exploitent qu'une partie du potentiel collectif. Cet album demeure donc impressionnant dans son genre mais il est finalement un peu limité, et frustre à force de ne pas être aussi bon qu'il devrait. Etrange objet…