Le line-up Lawton-Box-Bolder-Hensley-Kerslake avait tenu trois albums, Uriah Heep semblait avoir trouvé la combinaison gagnante et une certaine stabilité par la même occasion. Un quatrième album était même en préparation mais il n'a jamais vu le jour. On peut retrouver ces sessions en studio avec le célèbre producteur Jimmy Miller sur l'album Five Miles.
Lee Kerslake et John Lawton ont finalement quitté le groupe ce qui lui fera perdre pas mal de cohésion, les fans s'en rendront compte durant la tournée Conquest avec le nouveau line-up. Les raisons de leur départ sont multiples : Lee Kerslake en avait marre de la dictature du manager-producteur Gerry Bron, il le soupçonnait de toujours favoriser les compos de Ken Hensley au détriment des autres. Quant à John Lawton, il était plus dans un trip blues-rock, on pouvait déjà s'en rendre compte sur Fallen Angel à travers des morceaux comme "One More Night", "Save It" ou même "Been Hurt", un inédit de l'époque qui sonne comme du John Lawton solo. "Been Hurt" a d'ailleurs été réenregistré avec John Sloman (le chanteur qui remplace John Lawton sur Conquest, vous suivez ?) et elle servira de face B de single.
Reprenons : il est évident qu'Uriah Heep s'orientait davantage vers un style progressif sur Conquest, nettement moins pop que Fallen Angel, et la voix chaude et bluesy de John Lawton n'aurait pas été à sa place ! Pour remplacer Kerslake, Uriah Heep choisira Chris Slade, le batteur du Manfred Mann's Earth Band, dont le jeu précis et technique n'a que peu de choses en commun avec le cogneur d'AC/DC que les hardos découvriront dix ans plus tard. Le nouveau chanteur, John Sloman, n'a pas fait l'unanimité au sein du combo ; Ken Hensley était même contre son recrutement. Multi-instrumentiste, John Sloman pouvait jouer de la guitare, du piano ou des percussions, une polyvalence qui servira d'argument choc pour convaincre Ken Hensley.
Pour quel résultat ? Uriah Heep n'a jamais été le genre de groupe à enregistrer le même album pendant 20 ans d'affilée. La diversité des styles qu'ils ont pu aborder tout au long de leur carrière provient aussi des multiples changements de line-up. Le gouffre qui sépare Fallen Angel et Conquest est énorme, ce n'est plus du tout le même groupe, là où l'arrivée de John Lawton sur Firefly assurait une certaine continuité avec l'époque Byron. Les premières écoutes de Conquest sont douloureuses pour les tympans, bon nombre de fans ont du halluciner avec la voix de John Sloman. Il en fait des tonnes dans les aiguës, on pourrait le comparer à un Glenn Hughes dans ses heures les plus démonstratives ! Pourtant, sur le style alambiqué de Conquest, John Sloman convient tout à fait. Pour interpréter les classiques du Heep par contre, on peut imaginer d'ici le massacre et ce sera une des raisons du départ de Ken Hensley. Il avait l'impression de jouer dans un tribute-band d'Uriah Heep.
Conquest s'ouvre avec deux excellents morceaux : "No Return" et "Imagination", très dynamiques (je veux dire, bien éloignés du mollasson Innocent Victim), bourrés de bonnes mélodies, gavés de claviers dans tous les sens et guitares tranchantes à l'appui. Ce serait pas du rock progressif tout ça ? En tout cas, ça y ressemble... difficile à définir en fait, Uriah Heep mélange tout et n'importe quoi, comme d'habitude. On passe du hard rock à la pop ou au prog, sans oublier les claviers « Supertrampiens » de "No Return"... Le tandem Hensley-Box fonctionne parfaitement pour la dernière fois, l'un ne prenant jamais le pas sur l'autre et grâce à ces deux là, on reconnaît toujours la touche Uriah Heep ! Les vocalises de Sloman s'intègrent parfaitement, on finit par s'habituer à sa voix si spéciale... quelque part, David Byron en faisait déjà des tonnes lui aussi ! Mais le nouveau chanteur réussit à s'imposer, par exemple sur "Imagination", plus tempéré, morceau sur lequel il peut réaliser des prouesses vocales façon soul, en harmonie avec les claviers old-school.
Car oui, Conquest a beau être sorti en 1980, il ne faut pas s'attendre à un album moderne, Uriah Heep est toujours ancré dans le son « années 70 » et n'a rien vu venir de la décennie suivante... du moins pour l'instant ! Cela représente une des causes à mon sens de l'échec commercial de cet album, peu en phase avec son époque, en plus bien sûr du line-up impopulaire et du risque pris musicalement. Mine de rien, d'autres groupes déjà établis avaient sorti des albums risqués en 1980... et bien souvent réussis d'ailleurs (on n'en était pas encore à vouloir se vendre à tout prix comme dans le milieu des années 80) : pêle-mêle, on retrouve Genesis, Yes, Jethro Tull, Black Sabbath, Status Quo... Le dynamisme de Conquest se poursuit sur "Carry On" et "Won't Have To Wait Too Long", avec des chœurs entraînants, des claviers endiablés... John Sloman s'époumone dans les aiguës, quitte à en devenir ridicule (la fin de "Won't Have To Wait Too Long" avec ses « iiiiiiaaaaaaaaaaaaaaooooooooooooaaaaaaaaaaaaarrrrrr »). Pour calmer le jeu, "Out On The Street" tombe à pic : encore un morceau atypique dans la carrière du Heep, des arpèges magnifiques, des envolées lyriques et expressives de Sloman... surprenant, on en redemande !
Tout n'est pas génial ceci dit, loin de là ! Les deux compos de Trevor Bolder, "Fools" et "It Ain't Easy", sont vraiment nases : des ballades mièvres avec des mélodies dans le style « La croisière s'amuse », rappellent un peu le genre de soupe qu'on retrouvait sur Innocent Victim justement ! Trevor Bolder assure même le chant sur "It Ain't Easy" et il s'en sort pas mal le bougre, la preuve qu'Uriah Heep a toujours été un groupe de chanteurs (au pluriel). "Feelings" n'est pas terrible non plus, les chœurs sont niais. La version de "Feelings" chantée par John Lawton était meilleure, sa voix avait plus de force et convenait davantage à ce morceau.
Conquest reste à ce jour l'un des albums les moins appréciés du groupe... et John Sloman le chanteur le plus critiqué. Chris Slade a du mal à convaincre également, il ne fait pas vraiment oublier Lee Kerslake, il se croit encore chez Manfred Mann ! S'il est évident que ce line-up ne pouvait pas durer (surtout en concert), il ne faudrait pas pour autant négliger la créativité de Conquest, un album plus ambitieux, peut-être un peu maladroit et pas vraiment tape-à-l’œil comme pouvaient l'être les albums du Heep à la fin des années 70 ou au milieu des années 80.