Si l’Humanité, avant de disparaître, devait retenir une année – et une seule ! – parmi toutes celles qui constituent sa très longue histoire, je pense qu’elle opterait pour 1990. Oui, 1990, la dernière grande année du thrash us marquée par les sorties de Rust in Peace (Megadeth), Seasons in the Abyss (Slayer), Act III (Death Angel), Cowboys From Hell (Pantera), The American Way (Sacred Reich), Lights…Camera…Revolution (Suicidal Tendencies) etc. qui sont – tous sans exception – des monstres sacrés vénérés aux quatre coins de la planète. Ils témoignent surtout – les 4 premiers cités plus que les 2 autres en tout cas – de la tendance de l’époque qui voulait que le thrash se complexifie, se diversifie, et devienne autre chose que de la musique pour ados enragés.
Cette tendance, elle s’exprime aussi dans le Persistence of Time d’Anthrax. Et c’est logique. L’album State of Euphoria, sorti deux ans plus tôt, avait reçu un accueil plus que mitigé de la part du public. Il est vrai qu’il n’avait pas concrétisé – c’est le moins que l’on puisse dire – les formidables attentes nées du succès de Spreading the Disease et d’Among the Living, chefs d’œuvre de thrash pêchu et festif, caractéristique du combo de New-York. Ce dernier n’a donc pas tardé à réviser sa formule, en troquant – provisoirement – la bonne humeur et le fun de ses titres pour des compositions autrement plus graves, traitant de sujets sensibles comme le racisme ou la violence, quelles que soient ses formes.
Mais cette évolution ne s’est pas cantonnée aux lyrics, bien au contraire ! Anthrax, qui affectionnait jusque là les morceaux propres à chauffer les fosses du monde entier – je pense notamment à l’emblématique «Caught in a Mosh» – déroule désormais des structures bien plus complexes et travaillées, tout au long de morceaux qui dépassent allègrement les 5 ou 6 minutes. En soi, c’est presque une révolution. La première moitié de l’album en est la parfaite illustration, avec des titres comme «Time», «Blood» et surtout «Keep It in the Family», qui surprennent autant par le «sérieux» qui s’en dégage que par l’articulation déroutante des couplets et des refrains, sur fond de tempi toujours changeants.
La seconde moitié de l’album s’ouvre sur un instrumental – exercice rare chez Anthrax – qui fait office de rampe de lancement pour la chanson «Belly of the Beast», assurément l’une des plus réussies de l’album. Ce n’est pas pour rien qu’on la retrouvera des années plus tard sur la compile The Greater of Two Evils, à l’inverse de la reprise du «Got the Time» de Joe Jackson, pourtant tout aussi efficace, si ce n’est plus (la ligne de basse de Frank Bello est vraiment monstrueuse). Celle-ci prouve en tout cas, après la célèbre reprise d'«Antisocial» parue sur State of Euphoria, qu’Anthrax a un vrai talent pour s’approprier des morceaux déjà très bons à la base, et pour les rendre meilleurs encore.
Persistence of Time semble donc bien armé, avec sa ribambelle de titres efficaces, pour faire bonne figure parmi les meilleurs albums du groupe. Mais ce n’est pas le cas. Si la transition vers un thrash plus froid, plus engagé dans ses textes et se dispersant moins en de vaines démonstrations techniques est louable, on ne peut s’empêcher de regretter la douce folie, la spontanéité et l’énergie débridée (bref, l’essence même du mosh, qu’Anthrax véhicule si bien) qui baignaient les précédentes productions. Ce qui fait qu’une impression mitigée demeure à chaque écoute, quand bien même on est obligé de reconnaître la qualité de l’ensemble. C’est tout le paradoxe qui entoure cet album, attachant sans être fédérateur.
Quand on évoque les grands noms du thrash, on pense tout de suite à Slayer, à Megadeth ou à Metallica. Puis à Anthrax. Hé oui, les New-Yorkais paient aujourd’hui encore le passage à vide qui les a plombé à la fin des années 80 et au début des années 90. Une période où tout se jouait, et où les réputations se faisaient et se défaisaient presque définitivement. Anthrax s’est bien repris par la suite avec Sound of a White Noise et Stomp 442, mais il était déjà trop tard : le public, dans les années 90, n’avait plus la tête au thrash. Dommage.