Voici le dernier album de la trilogie 80’s de King Crimson. Une trilogie qui, on a pu le constater, est loin de faire l’unanimité. Et ce Three Of A Perfect Pair n’échappe pas à la règle. A l’époque de sa sortie comme aujourd’hui, il est encensé (une certaine Anneke l’avait un temps placé dans son top 5 des meilleurs albums de l’univers connu) comme conspué (lire les critiques de presse dans le livret, c’est parfois tordant). Mais il peut tout aussi bien susciter la plus profonde indifférence... Bref, vous vous rendez ainsi compte du calvaire du pauvre chroniqueur qui devant parler ce disque maudit ressent, tel le constipé sur son trône, l’angoisse de la feuille blanche.
Bon, que dire ? Première chose : King Crimson conserve son line-up ! Cela avait déjà plus ou moins eu lieu entre Starless And Bible Black et Red, mais là, ça fait trois albums sans changement de line-up... chapeau les gars. On va tout de même faire les présentations pour ceux qui prennent le train en marche: Fripp, tête pensante du groupe et guitariste génial (mais ici relativement discret) ; Belew, chanteur doué et gratteux fou ; Levin, bassiste comme on n’en fait plus ; et Bruford, master drummer qui ne cesse de surprendre. Ce quartet d’exception a déjà réalisé l’excellent Discipline et le moyen-bon Beat. Ils se retrouvent dès 1983 pour la préparation d’un nouvel album... qui ne sortira jamais, bien au chaud qu’il est au fond d’un placard (quelques bandes ont été exhumées pour la parution d’un volume du Collectors’ Club).
Bref, ils n’en sont pas très fiers, prennent une pause à l’été histoire d’oublier tout ça le temps de collaborations et autres albums solo... Au final, Three Of A Perfect Pair, annoncé par le single "Sleepless", paraît le 23 mars 1984. Et comme je l’ai annoncé en introduction, il se fait copieusement descendre. Bon, au vu de certaines critiques, ce n’est pas forcément à cause du disque en lui-même ; en effet, en 1981, la reformation de King Crimson avait plus surpris qu’irrité... Certainement parce que nos amis rock-critics s’imaginaient que ça ne durerait pas. On est en 1984, troisième album, ça ne rigole plus du tout. La haine de l’époque progressive est ravivée, et le Roi Pourpre devient une cible de choix... Une explication comme une autre concernant le tollé qu’a provoqué ce disque.
Et le disque, justement, il donne quoi ? Neuf titres, deux faces (époque vinyle oblige) radicalement différentes. Ce concept avait déjà pu être entraperçu sur les deux albums précédents, où la face B semblait légèrement plus barrée et exigeante que la A. Ici, le concept est poussé à son paroxysme : selon les propres dires de Fripp «une face accessible, une face excessive, toutes deux ne présentant au final qu’une face du groupe : le King Crimson studio». Face accessible : quatre morceaux pop, légers (pour du King Crimson) plus un instrumental ambient hypnotique, prenant (et qui prouve que la batterie électronique, ça pouvait vraiment le faire).
Les quatre morceaux pop sont plutôt surprenants : rien que pour le morceau-titre, qui ouvre le disque, s’ils n’y avaient ces enchevêtrements de guitares caractéristiques du King Crimson de l’époque, on pourrait croire entendre un (excellent) groupe pop des années 80. Chant typé années 80, structure finalement assez simple... Et si je précise «excellent», c’est parce que la mélodie est plus que réussie. On prend un réel plaisir à écouter ce morceau, et dans n’importe quelles conditions. Et en plus, pour une fois que Belew nous pond un texte parfaitement compréhensible et fichtrement inspiré, que dire sinon «on est content !» ?
On s’arrêtera ensuite sur "Sleepless", qui démarre... comme un morceau dance. Ligne de basse qui tue, typiquement eighties, Bruford qui entre en scène de manière assez discrète, les guitares qui se mettent en place... et tout fonctionne. La preuve par cinq minutes vingt que King Crimson peut faire un morceau quasi-dansant (je vous défie de garder le rythme pendant le refrain) et rester crédible... on pourrait même dire qu’ils ont tapé dans le mille. Enfin, moi, j’adore. Une petite pensée pour "Man With An Open Heart" et sa mélodie charmante, entraînante. Dommage que la toute fin style outro Bontempi vienne gâcher le plaisir...
Face excessive : pas de quartier. Trois morceaux presque entièrement improvisés plus un troisième volet de la saga "Larks’ Tongues In Aspic" qui part redoutablement bien, insidieux et féroce, mais qui retombe à plat durant la seconde partie, trop basique. "Industry" ouvre cette face ; c’est le retour du sacro-saint crescendo ! Bon, c’est vrai, "Requiem" du précedent album était partiellement basé sur un crescendo, mais ce n’était pas glorieux, hein... donc, "Industry" et... je ne sais pas quoi dire de ce titre. Il est plutôt bon (ne vous attendez quand même pas à un Fracture II) mais... non en fait voilà : c’est une impro de King Crimson, bâtie sur un crescendo. Et je ne vois pas ce que je peux dire de plus.
Pour les deux titres qui restent, on est en plein trip schizo. "Dig Me", simili-rock complètement braque et merveilleusement dissonant, et Belew qui nous pond une histoire glaçante sans queue ni tête comme il en a le secret... Ca marche, ça marche même très bien, on sent que ça vacille, on se demande quand ça va flancher... Mais c’est sous-estimer le Roi Pourpre que de penser cela. On finit quand même dans le chaos total (malgré tout maîtrisé ; King Crimson a une conception totalement différente du chaos musical que le Velvet) avec "No Warning", qui ne présente aucune structure. Le seul but : sonner le plus menaçant possible. Un peu comme "Requiem", donc, sauf que cette fois-ci la sauce prend, déjà parce qu’ils évitent le branlage de manche et n’en font pas des tonnes comme sur le morceau précité. On peut toujours trouver pénible et inutile ce genre d’exercice, mais moi, j’approuve.
On est bientôt à la fin de la chronique et je n’ai toujours dit rien de mal sur ce Three Of A Perfect Pair, pourtant j’ai une réserve à émettre. Une seule, mais conséquente : je trouve cet album très froid. King Crimson n’a certes jamais cherché à plaire ou à élargir son audience (encore que certains pourraient contester ce dernier point) mais il avait pour lui des morceaux absolument phénoménaux qui se suffisaient à eux-mêmes ; le traitement était froid ; mais le titre en lui-même était terrible : "Indiscipline" est peut-être le meilleur exemple de ce que je veux exprimer. Ici... le disque dans sa globalité a du mal à me parler. Selon moi, un bon morceau pop doit être chargé en émotions... Ici, seul le titre éponyme semble répondre à ce critère. Et cette remarque est valable pour les impros également. Ca manque de chaleur, d’ivresse, ces éléments presque imperceptibles qu’on pouvait retrouver sur "Starless", le titre, et même "Fracture" et qui leur donnaient ce grain si particulier...
Et quand ils tentent de retrouver cette chaleur, elle apparaît comme forcée... la meilleure preuve : le chant de Belew. Oui, il chante bien, il tente des trucs, il monte haut, sa voix tremble, comme submergée par l’émotion... Le problème, c’est qu’on n’y croit pas. C’est trop gros. Trop louche. C’est de la «passion calculée» comme l’avait bien noté un critique anglais à l’époque de Beat. Certains me diront que c’est justement ce qui fait tout l’intérêt de cette incarnation du Crim’ : le contrôle des émotions, la disparition de la spontanéité, la Discipline. Peut-être, mais ça ne marche pas complètement ici. Dans les années 70, Fripp et sa bande procédaient d’une toute autre manière, bien plus rageuse et passionnelle, et il n’y avait personne pour leur reprocher.