Allons-y gaiement : en 1981, que pouvait-il y avoir de plus improbable qu’une reformation de King Crimson? Alors que le courant progressif est définitivement mort et enterré, et que ses principaux représentants tentent coûte que coûte de se maintenir en vie en incorporant une touche plus pop à leur musique? Qu’est-ce qui pouvait donc pousser Fripp à remettre ça? Et puis, qu’est-ce qu’il a fait, Fripp, pendant tout ce temps? Eh bien, un paquet de choses! Il a participé à des albums de Blondie, David Bowie, Brian Eno, Peter Gabriel (dont il produit le second album), Talking Heads, et il a trouvé le temps de faire des albums solo, même !
Et voici qu’au début des années 80, il entreprend de monter deux formations ! La première s’appelle The League Of Gentlemen, composé d’illustres inconnus (pour ma part, tout du moins). Pour la seconde, il décide de recontacter Bruford (qui avait été très déçu du split de King Crimson en 1974) et appelle deux nouveaux: Adrian Belew au chant et à la seconde guitare, et Tony Levin à la basse. Bref, des nouveaux qui ne le sont pas tant que ça : Levin est le bassiste attitré de Peter Gabriel depuis le début de sa carrière solo, quant à Belew, il a entre autres tourné avec Frank Zappa, rien que ça ! Pas des amateurs, ces mecs. Cette formation est officialisée le début de l’année 1981: elle porte le nom de Discipline.
Et puis... et puis très vite, Fripp se rend compte du potentiel des forces en présence. Que le jeu de Bruford est peut-être encore meilleur qu’auparavant, qu’il a encore gagné en finesse. Et que les deux nouveaux compères sont absolument monstrueux, que Levin sait créer un groove pas possible, et que Belew ose un peu près tout avec sa guitare... et que ce serait dommage qu’une telle formation reste dans l’anonymat. Et puis, si ça peut rapporter un peu plus... (pardonne-moi ô Robert si telle n’était pas ton intention). Bref, dès septembre, monsieur Fripp annonce la reformation de King Crimson. Est-ce que cela a déchaîné les foules? Rien n’est moins sûr. Et pourtant...
L’album Discipline paraît vers octobre. Ceux qui s’attendaient à un Red-bis ont dû tomber de très haut. Ceux qui attendaient du progressif ont dû tomber de très haut. Ceux qui n’attendaient qu’un bon disque n’ont pas été déçus. Parce que c’en est un, de bon disque. Très bon, même. Mais alors, rien à voir avec tout ce que le King a pu faire dans les années 70. D’une part parce que c’est marqué sur la pochette arrière : 1981. Et comme King Crimson n’est pas Spock’s Beard, ils vont vraiment faire un disque de 1981. Voire quelques années en avant, pourquoi pas. Le problème, et on sera plusieurs à être d’accord, c’est que pour tous les groupes ayant connu leurs heures de gloire durant les années 70 (et je ne parle pas seulement du prog), la décennie 80’s est loin d’avoir été fructueuse. Et c’est pareil pour King Crimson. Enfin... presque pareil.
Parce que là où les autres se contentent parfois de sauver les meubles, Fripp et sa bande vont s’efforcer de nous proposer une musique de qualité tout au long du disque, sans atteindre le niveau terrassant de la trilogie Larks'-Starless-Red. Le seul point commun entre Discipline et ces disques, c’est le nombre d’écoutes qu’il va falloir pour arriver à tout comprendre! Ecouter pour la première fois des titres comme "Frame by Frame" ou "Thela Hun Ginjeet", avec ces enchevêtrements d’arpèges incessants, vont donnera au mieux le tournis, au pire un mal de tête. Et quant en plus ils décident de tous jouer sur un rythme différent, comme sur la plage-titre, on n’en sort pas! Ca peut même devenir crispant. Bref, le niveau technique du groupe est TRES élevé... et ils vous le font savoir! Mais qu’on se rassure, pas de solos au kilomètre chez King Crimson, le complexité se ressent surtout au niveau de la structure des morceaux. Et sur "Thela Hun Ginjeet", ils parviennent à vous faire passer la pilule en installant un groove de malade (merci Bill et Tony), presque un morceau dansant!
Puisqu’on parle de groove (rien à voir avec le «gwouve» de Fun Radio cela dit), "Elephant Talk", le morceau qui ouvre le disque, se pose là. Et en plus c’est un morceau gai, presque débile pourrait-on dire! Avec Belew qui fait sortir quelques barrissements bien vus de sa guitare (il est d’ailleurs crédité pour "Elephantosity"). Et Fripp qui d’un coup se prend pour un violoniste... King Crimson serait-il devenu un groupe pas sérieux? Ce même sentiment de «coolitude» se fait ressentir sur le charmant "Matte Kudasai" où Belew se la joue crooner, pour notre plus grand plaisir. (c’est qu’il chante bien le bougre !) Morceau relaxant, avec une ambiance romantique savoureuse, certes pas fondamental mais qu’on écoute avec un plaisir non feint...
Ambiance toujours aussi calme, mais bien plus world avec l’excellent "The Sheltering Sky" où nos quatre z’amis nous font découvrir les trésors d’Afrique et d’Orient... certains risquent toutefois de ne pas supporter le son de guitare employé sur la première et la dernière partie, qui sonne, il faut le dire, très «fichier midi» donc franchement kitsch. Enfin, pour ma part, c’est pas ça qui gâchera l’ambiance si particulière qui émane de ce titre, qui tient bien ses huit minutes et qui reste un de mes favoris du disque. Et puis il y a "Indiscipline"... et là chers amis, courez vous planquer, et vite, car revoilà le King Crimson des grands jours, celui des "Larks Pt.2" et "Fracture": le menaçant, l’imprévisible, le sournois, qui attend le moment propice pour vous cueillir et ne plus vous lâcher. Voilà que Fripp déchaîne sa colère, sur Bruford fait pleuvoir ses percus, que Levin fait gronder sa basse, tandis que Belew fait comme si de rien n’était avant de se montrer encore plus dingo que les autres... "Indiscipline", un truc qu’on se prend en plein dans la tronche, pour encore mieux le savourer.
Bref voilà, c’est King Crimson, c’est les années 80, c’est une nouvelle incarnation, et c’est très bon. Ceci dit, y a pas de miracle, si vous êtes vraiment allergique au son des 80’s, vous n’aimerez pas... pour les autres, c’est le moment de vous pencher sur ce disque, qui mérite vraiment qu’on s’y attarde. Oui, c’est le genre de phrase bateau qu’on vous ressort à longueur de chronique, mais oh, vous croyez que c’est facile de se concentrer à écrire de belles phrases en écoutant "Thela Hun Ginjeet" ?