Il est toujours périlleux de vouloir chroniquer ou même parler d’un groupe comme King Crimson. Le concept est versatile, le live qui comprend l’improvisation et la réinterprétation des morceaux fait partie intégrante du groupe (plus que les œuvres studios même) et c’est un monument de l’histoire du rock. Parler de ce groupe ? On en a pendu pour moins que ça. Mais tant pis prenons le risque, car devant vos yeux ébahis voilà l'album qui est considéré comme LE véritable chef d’œuvre du groupe : Larks' Tongues In Aspic ! Certes, il m’est arrivé de mettre en avant Red ou Discipline (qui sont aussi des chefs d’œuvre pour différentes raisons) mais définitivement, c’est ce disque qui dévaste le monde connu !
Pour cet opus, Fripp va faire voler en éclat l’ancien line-up de King Crimson. Le rock symphonique de la première période qui ajouta une orientation free jazz (sur le magnifique mais néanmoins un peu mou du genou Lizard) pour sa seconde période se voit cette fois-ci chamboulé. Fripp recompose totalement le groupe, repense la musique et fait entrer King Crimson dans sa période la plus passionnante pour l’amateur de rock progressif. Il y a donc du changement dans l’air. Tout d’abord, peu ou prou de claviers; ils sont quasiment absent du disque ou en retrait. Ensuite, il n’y a pratiquement que la guitare de Fripp et le violon de Cross qui soutiennent les morceaux. Les percussions ont aussi une place très importante, notamment lors de l’introduction de "Larks' Tongues In Aspic part One".
Mais c’est surtout Fripp qui étonne et qui chamboule tout. Il est ici incroyablement sec, précis et lourd ! Plus rigoureuses et techniques qu’auparavant, ses interventions tiennent plus des groupes de metal prog actuel que du rock de l’époque ! Je rappelle que nous sommes en 1973. La musique gagne aussi en noirceur, King Crimson devient à partir de ce disque, le monstre musical difforme et torturé que l’on connaît. Mais n’allez pas croire que tout est complètement remis en cause! Car King Crimson n’oublie pas d’expérimenter et propose toujours un mélange de rock progressif et de jazz, mais c’est sur ce disque que le concept est le mieux équilibré selon moi.
Et cette nouvelle orientation est consommée dès le premier titre. "Larks' Tongues In Aspic part One" tranche net avec l’ancien King Crimson et laissera beaucoup de fans de la première heure sur le carreau. L’intro du titre commence avec des percussions aux sonorités orientales pour laisser la place au violon de David Cross. Puis c’est le choc, Fripp pose un ENORME riff et tranche net le morceau avec une guitare saturée comme on n’en avait jamais entendu chez le King ! Puis le violon de Cross revient à la charge, Fripp aussi. La musique est alors complexe et alambiquée, l’auditeur est perdu et ne retrouvera sans doute plus jamais le chemin de la raison. Le morceau continuera crescendo dans un maelström de fureur à la limite de l’improvisation. Puis, le morceau prend une tournure totalement inattendue. C’est Cross légèrement soutenu par Muir qui propose un délicat passage contemporain, laborieux pour certains, formidable pour d’autres. Mais au loin, on entend déjà Fripp gronder, il est là pour soutenir rythmiquement Cross qui propose alors de formidables parties avant l’explosion finale.Un morceau incroyable qui n’a rien perdu, même trente ans après, de sa puissance émotionnelle.
Pour se remettre, le groupe propose le doux "Book Of Saturday". Une bien belle ballade où l’on entend pour la première fois John Wetton au chant. Et le bougre se débrouille très bien. C’est même, avec Andrian Belew, mon incarnation préférée du chant Crimsonien. "Exiles", le morceau suivant, est aussi une ballade mais malade et plus ambitieuse. L’intro est effrayante (!) mais la suite est beaucoup plus délicate avec de magnifiques mélodies. L’arrivé du piano est mémorable. Au loin, le mellotron se fait aussi entendre. Sublime. "Easy Money" est aussi un grand moment. L’intro très lourde (quelle basse!) se transforme en un morceau jazzy bien burné du plus bel effet avec quelques claviers en fond. Pour ce qui est de "The Talking Drum", le groupe expérimente encore une fois dans une longue progression instrumentale qui suit un schéma rythmique variant de façon subtile. Fripp et Cross hypnotisent, avec leur parties respectives, l’auditeur qui en ressort groggy.
Mais pas très longtemps, car une grosse baffe vient le réveiller tout de suite. Elle a pour nom "Larks' Tongues In Aspic part Two" et elle ne fait pas de quartier. Dès le début, Fripp appose un son énorme avec des riffs répétés en boucle, une rythmique syncopée de malade, un violon strident et une ambiance de cimetière un soir de vendredi 13. Je ne sais même plus quoi ajouter tellement tout cela dépasse l’entendement. Fils dégénéré de Fripp, ce morceau deviendra la marque de fabrique du nouveau King Crimson, un son qui suivra longtemps le groupe (des morceaux aussi fantastiques que "Fracture" ou "Red" se basent sur le même concept) à tel point que Fripp aura bien du mal à innover par la suite.
Bien sûr, le disque reste particulièrement hermétique pour ceux qui voudraient s’aventurer pour la première fois dans l’univers du groupe. Mais ceux qui ont du mal avec les deux premières périodes du groupe seraient inspirés de jeter une oreille sur le merveilleux Red puis sur ce diamant brut. C’est donc un album hors normes et historique que nous propose King Crimson. Il est selon moi plus cohérent que Starless And Bible Black (normal vu le concept) et plus expérimental que Red. Une sorte de synthèse parfaite entre les plus belles facettes du groupe. Plus qu’un énorme chef d’œuvre, un disque fondamental ! Glory to the king !