Les amateurs vous le diront : King Crimson n’est pas un groupe comme les autres. Plus aventureux, plus intransigeant, distillant une musique empreinte en émotions fortes, que tous ne sont pas prêts à accepter... Tout ceci fait que, logiquement, chaque disque de King Crimson est en marge du reste de la production (que ce mot est laid !) artistique du milieu rock de l’époque. Alors maintenant, imaginez un disque de King Crimson qui diffère... des autres disques de King Crimson ! Ma foi, qu’est-ce-t-il donc ? Ca existe ? Oui, et ça porte même un nom : Islands.
La carrière du Roi Pourpre, si on se limite aux années 70, comprend quelques constantes : parmi celles-ci, la volonté de mettre en place une musique aux aspects romantiques et tourmentés, un coup par l’apport d’une dimension orchestrale (Mellotron, cordes et cuivres), un coup par des assauts d’une sublime violence, menés par la guitare assassine du sieur Fripp. Ces deux éléments, nous les retrouvons sur Islands... mais d’une manière inédite. Le fond y est, la forme change totalement. Vous voulez du Mellotron pour vous transporter sur des rivages oubliés ? Vous devrez attendre le titre éponyme, le dernier sur la galette (on entend du Mellotron autre part, mais son utilisation est complètement détournée) Vous voulez de la guitare saignante, du Fripp en grande forme ? C’est pas le bon disque : hormis deux-trois interventions (dont une absolument diabolique sur "The Sailor’s Tale"), sir Robert ne se fait pas beaucoup entendre. Non, ici, tout, ou presque, passe par la section cuivres, les cordes, et le piano.
Ce qui fait que King Crimson n’a jamais sonné aussi Jazz, même sur Lizard. Ceci expliquerait-il pourquoi Islands est boudé par les fans ? Pourtant, s’il est clair qu’on ne tient pas là le meilleur album du King, ce disque regorge de grands moments. Démarrons par la 1ère face, que j’appellerai «face tourmentée» car en effet, c’est pas gai de ce côté. Le thème de "Formentera Lady" est exposé, la contrebasse gémit, on se sent partir dans un délire free, et puis non, tout rentre dans l’ordre, et arrive la voix de Boz... alors, concernant notre ami Boz, les avis sont partagés : certains adorent sa voix qui peut se faire aussi douce que rauque, quand d’autres trouvent son chant simplement inexpressif. Je fais partie de la première catégorie. Sûr, son chant n’a rien d’impressionnant, mais le rôle du maître de cérémonie lui sied très bien, je trouve... et c’est sans aucune réticence que je me laisse embarquer dans les volutes inquiétantes que dessine la seconde partie de "Formentera Lady", d’abord bercé, puis ensuite malmené par la voix si délicieuse d’un ange troublé...
On sent que ça panique alors que se profile le thème de "Sailor’s Tale", second acte de notre voyage astral, et qui va, lui, bien nous secouer. Sur un tempo rapide, la machine s’emballe, et Fripp, dont voici la première intervention, ne fait rien pour arranger les choses... on ne s’en plaindra pas, car il nous livre ici un de ses meilleurs solos, vorace, sournois, sans pitié. Et ça reprend, le Mellotron renforce l’ambiance noire, et tout ce beau monde s’agite jusqu'à l’inévitable explosion... moindre tout de même que celle du pont de "The Letters", d’une implacable violence car totalement inattendue... limite ça fout les pétoches, peut-être le meilleur moment du disque, au beau milieu d’un morceau, disons-le, assez commun (bien que King Crimson jouant du simili-blues n’est pas, de prime abord, quelque chose de «commun»)
S’ensuit la... seconde face (j’espère que vous appréciez mon grand sens des enchaînements), qui s’inscrit en contre-pied de la première, car plus tranquille, reposée, voire apaisée. C’est même une ambiance totalement décomplexée qui nous est proposée sur "Ladies Of The Road", totalement surprenant pour du King Crimson ; on nous parle ici des relations entre les membres du groupe et leurs groupies (King Crimson, des groupies ? Je rêve !) Vous vous doutez bien que ça ne va pas causer point de croix, et en effet, question paroles, ça vole pas bien haut : «J’aime sentir ta Fender» ou «Veux-tu goûter à ma chair ?» entre autres réjouissances... à la place de Sinfield, je me sentirais pas fier (il quittera d’ailleurs la formation après ce disque)... Le morceau en lui-même est assez cool, presque guilleret dans le ton... bref, c’est sympa, mais pas génial, malgré un solo saignant et intense de notre ami Fripp (peut-être l’imitation d’un orgasme, allez savoir...)
Le "Prelude" qui suit est d’un tout autre niveau. L’une des rares incursions du groupe dans le domaine du classique (avec "Trio") et c’est totalement réussi. Peut-être pas aussi poignant que le "Trio" précité, car moins intimiste dans l’approche, peut-être un peu plus «bavard», mais ça reste un grand moment. Maintenant, je ne suis absolument pas un spécialiste en Classique, alors pour vous dire à quoi ça ressemble... non, le mieux c’est que vous écoutiez, ça m’évitera de dire des bêtises.
Et on termine par le morceau-titre, à fleur de peau, où piano et cordes dictent leur loi, pour nous emmener à travers des rivages plus tranquilles, annonçant des jours meilleurs... et plus le voyage avance, plus le bonheur approche, plus le cœur des hommes s’emplit de courage et de volonté pour parvenir au bout, atteindre ces fameuses îles... C’est l’occasion pour la bande à Fripp de nous convier à ce qu’elle maîtrise le mieux, et ce qu’elle ne cessera de parfaire sur les disques à venir : le crescendo. Et celui d’"Islands", même s’il n’est pas le meilleur, est sans doute le plus agréable de leur discographie. Pas de tension ici : de l’emphase, de la tranquillité. Vous aurez peut-être la chair de poule, mais certainement pas des frissons à l’échine.
Islands, on l’aura vu, n’est donc pas avare en émotions ; après, il est vrai que le mode d’expression choisi ici peut déplaire... et que même un fan de Red ou d’In The Court Of The Crimson King pourra rester insensible à ce disque. Toutefois, si vous avez une petite sensibilité jazz, et que l’univers du Roi Pourpre ne vous est pas complètement étranger, vous feriez bien de vous laisser tenter...