Savatage, porté par la réussite qu’est Gutter Ballet, poursuit son bonhomme de chemin avec un projet ambitieux : Streets : A Rock Opera. Le terme Opera est aujourd’hui plutôt employé pour désigner ces albums all-stars, dans lesquels une histoire est parfois contée. Mais si seuls les membres de Savatage jouent sur cet album, il s’agit bien d’un concept album. Mais tout ceci est surtout une bonne occasion pour le trio Oliva – Oliva – O’Neill de nous offrir leur musique la plus ambitieuse et la plus travaillée à ce jour.
Streets nous récite l’histoire d’un certain DT Jesus (pour Downtown ou Detox Jesus), ancienne Rock Star déchue qui, au début de l’album, se retrouve en clodo – dealer minable, prêt à reprendre le chemin du succès qui l’entrainera vers des situations diverses et variées. L’avantage d’avoir un décor planté en arrière-plan, c’est que la musique se fait illustrative de ces situations et des émotions qu’elles vont procurer, canalisant l’inspiration vers un but précis : la matérialisation musicale. Dire que tout ceci à stimulé les cerveaux créateurs des frangins est finalement encore loin de la vérité. Les titres de Streets sont plus variés que jamais ! D’une part, le Savatage traditionnel et ses gros riffs se voit sublimé par une envie palpable de tout péter. A l’écoute de "You’re Alive – Sammy and Tex" et après cette première partie entrainante en diable, on imagine sans peine Jon et Criss, la bave aux lèvres, nous balançant ce gros riff groovy directement dans les valseuses à grands coups de voix cradingue et de guitares massives.
D’autre part, l’évolution perçue dans Gutter Ballet (et plus particulièrement dans sa title track) se poursuit ici de fort belle manière. "Tonight He Grins Again", que Jon considérera longtemps comme sa composition la plus aboutie (et on ne lui en voudra pas pour ça), en est une preuve frappante. Ces accords de piano, accompagnée par les licks délicats de Criss, ces lignes de chant épiques sur une rythmique lourde et tragique à la fois : ça, c’est pour le Savatage de plus tard. Car non seulement les américains, vous l’avez compris, signent là une tuerie, mais ils s’ouvrent la voie royale vers un futur radieux. Mais trêve d’emportement, restons sur Streets, puisque "Tonight He Grins Again" est elle aussi découpée en deux partie et déboule sur un riff bien gras, à croire que les frangins n’ont pas réussi à se tenir en place pendant un titre entier ! Pour notre plus grand bonheur, évidemment. On connait aussi le gout de Jon pour les ballades. Si ses précédents essais dans le domaine, bien que de qualité, n’ont jamais autant d’effet en studio qu’en live, il élève encore une fois le niveau avec la très belle "A Little Too Far", dont l’enchainement avec "You’re Alive – Sammy and Tex" en laissera plus d’un à genoux.
Variés, les titres, disais-je donc. On a déjà parlé de ballades, de riffs monstrueux, de mélodies épiques et autres. Mais si ce que vous préfériez jusque là avec Savatage, c’étaient les descentes aux enfers avec des arpèges malsains et des lignes de chants démoniaques, alors rassurez-vous : "Can You Hear Me Now" est là pour ça. A lui seul, le timbre de Jon transporte plus de ténèbres que le Doom le plus lourd. Ce mariage entre cette noirceur et quelques gimmicks plus hard rock est décidément irrésistible. En continuant comme ça, on pourrait parcourir l’album et se répandre en louanges sur chaque titre, louer la perfection avec laquelle les divers styles abordés dans Streets sont combinés, les soli de Criss, etc. Mais on aura plus vite fait de parler des défauts de cet album. Alors voilà : la prod a un peu vieilli, ce qui oblige, pour profiter pleinement de Streets, à l’écouter à volume conséquent pour bien savourer toute la puissance des guitares, qui auraient peut-être mérité d’être un peu plus en avant. On aura aussi envie de dire que la ballade "If I Go Away" est de trop, puisque l’album en comporte quatre ! Mais le titre est loin d’être assez mauvais pour ça.
En pleine vague grunge, cet album ne rencontrera clairement pas le succès qu’il mérite. Véritable bijou de heavy metal, ses multiples facettes laissent rêveurs aujourd’hui encore. L’album aura d’ailleurs raison de la motivation de Jon, qui se mettra en retrait pour un temps, quittant notamment le micro. Un sommet artistique dans la carrière de Savatage, qui prend les enseignements laissés par Gutter Ballet pour les emmener vers de nouvelles hauteurs. On appelle aussi ça un chef d’œuvre.