C’est l’album Nightfall In Middle-Earth qui, en 1998, paracheva la spectaculaire montée en puissance de Blind Guardian depuis l’affirmation d’un style original, "épico-médiéval", au début des années 90s. A la suite de ce symbolique et éprouvant opus, les Allemands, grandis, fomentèrent en secret un nouveau bouleversement stylistique, qui n’allait pas passer inaperçu : diversifiant les sonorités, opérant de déstabilisantes tentatives musicales, repoussant les limites de la complexité, le successeur de Nightfall In Middle-Earth allait à nouveau bouleverser l’ordre établi.
Il fallait pour cela faire appel à Charlie Bauerfeind, producteur émérite outre-Rhin, dont le perfectionnisme, il faut le signaler, fut un catalyseur à la conception d’A Night At The Opera. Des idées extravagantes de ce professionnel, le Blind Guardian en quête de nouveauté fut bien heureux. Mais les compositions elles-mêmes, par essence, tendaient pour partie vers un objectif d’éclatement des barrières musicales. Qu’est-ce, au juste, que ce "Sadly Sings Destiny", aux guitares acérées old-school, à la rythmique heavy en diable, aux pré-refrains rappés ( !) ? Comment un refrain peut-il être si court et si marquant ? Et surtout, comment tout cela assemblé fait-il pour tenir debout ? La magie d’une coopération, la complémentarité faite musique. Personne n’attendait Blind Guardian à ce niveau, dans un titre qui finit avec les écoutes par devenir un pivot essentiel.
Au rayon nouveautés, "Precious Jerusalem" tient également une bonne position. L’ouvreur de l’album fait valoir un jeu de batterie de Thomen Stauch très dynamique et structurant, étonnement brutal. La guitare rythmique de Marcus Siepen, souffrante du temps de Nightfall In Middle-Earth du fait de la production, reprend ici tous ses droits. Il faut à cet égard rapprocher ce titre de "Punishment Divine", qui développe une volonté similaire de raffermir le côté brut de la musique. En l’occurrence, les choses n’ont pas été faites à moitié puisque cette chanson est tout simplement la plus violente jamais pondue par Blind Guardian. Les guitares sous-accordées accompagnent un Thomen déchaîné, procédant à une accélération progressive fulgurante pendant la partie instrumentale, et surtout lors d’un mouvement pré-conclusif apocalyptique, symbolisant la chute programmée d’un Nietzsche livré en proie à la folie. Musicalement, la teneur "extrême" se voit dans les deux cas compensée par un Hansi Kürsch en état de grâce, tant dans la conception des lignes de chant et des textes que dans leur interprétation, où les modulations de voix, les chœurs, et autres doublages à la tierce, à la sixte et à la pultri-octave sont omniprésents. Ces gimmicks sauront être reconnus par les adeptes du groupe, nécessairement décontenancés.
Blind Guardian en quête de nouveauté, certes ; mais pas de renouveau. Les nombreux fans portant Somewhere Far Beyond ou Imaginations From The Other Side dans leur cœur seront donc ravis de la présence de morceaux comme "Battlefield" et "The Soulforged", qui assurent une certaine continuité dans le style épique. Le premier, à l’esprit celtique, propose un speed-metal folkisant ; le second est mid-tempo, moins racé. Des titres traditionnels pour Blind Guardian, mais pas simplistes pour autant : il faudra en effet plusieurs écoutes avant d’en démêler les enchaînements et d’en identifier les différents mouvements. Inutile de préciser que les mélodies et les refrains évoluent dans la division supérieure. On vient parfois à en oublier les autres musiciens, ce qui est dommage, mais Hansi Kürsch est littéralement impérial. Pourtant le doux son de la guitare lead d’André Olbrich est bel et bien là, secondant le chant, et parfois de façon déterminante. Ainsi s’en vient le mélancolique "Age Of False Innocence", où les parties calmes laissent l’espace nécessaire à André pour nous toucher en plein coeur. Il ressort de ce titre, relatant les déboires de Galilée, une atmosphère triste et poignante. A l’image de son introduction.
Même présence au sein de "Under The Ice", où les leads de guitare confèrent au metal un aspect psychédélique assez inédit pour Blind Guardian. Toujours heavy et mélodique, ce titre apparaît cependant moins compact et plus fluide. "Wait For An Answer", de son côté, est l’exemple typique du Blind Guardian laissant tomber le côté épique et médiéval de sa musique, sans dénaturer son identité. Ce titre sonne étonnement moderne, et véhicule des mélodies presque pop. Il sera bien difficile en vérité, après A Night At The Opera, de classer Blind Guardian dans une certaine catégorie musicale. C’est vraisemblablement cela, la sensibilité "progressive" qu’a effleuré Blind Guardian : cette disposition à s’affranchir des différents styles de musique, pour en assembler quelques bribes au sein d’un disque de metal. La complexité du chef d’œuvre "And Then There Was Silence", qui pousse à leur paroxysme les différents éléments identitaires du groupe, n’est sans doute pas étrangère à ce regard nouveau que le public et la presse portent désormais sur le groupe. En accentuant le côté épique de sa musique comme jamais, Blind Guardian accouche d’une composition-fleuve dramatique absolument ahurissante. Charlie Bauerfeind a été à nouveau déterminant, en produisant et en mixant à la perfection cette quantité astronomique de pistes de guitare, de voix, de chœurs et d’effets orchestraux, qui nous plonge en pleine Iliade. Rarement le metal aura été aussi alambiqué et bien produit. Le point d’orgue du disque, et sa conclusion mirifique.
Nous retrouvons ces éléments symphoniques au sein de la ballade folk "The Maiden And The The Minstrel Knight" ; ils en figurent même le principal intérêt. A vrai dire, s’il y a un regret à avoir concernant A Night At The Opera, c’est le refrain de cette chanson, qui paraît naïvement triste et rate son ambition de contraste avec les couplets guillerets et enjoués - comparativement en tout cas aux lignes de chant enchevêtrées du troisième mouvement, elles tout à fait splendides et délicieusement mélancoliques. L’autre ballade n’est disponible que sur l’édition limitée de l’album : il s’agit de "Moisson de Peine", version française de "Harvest Of Sorrow". Si l’effort linguistique d’Hansi Kürsch est louable, une traduction pas très heureuse de l’histoire de Beren et Luthien – dont la première partie n’est autre que le "When Sorrow Sang" de Nightfall In Middle-Earth - nous fera préférer la version originale du single And Then There Was Silence, voire la version de l’édition japonaise, dénuée d’arrangements. Cette ballade acoustique, moins culte que "The Bard’s Song", n’a pourtant rien à lui envier. Blind Guardian sait se montrer simple, sobre et excessivement touchant.
Pinacle de la carrière de Blind Guardian, A Night At The Opera est un concentré de ce que le groupe sait faire de mieux. Il faudra beaucoup d’écoutes pour diluer tout cela. L’ambition des Allemands est servie à merveille par une production irréprochable ; les conditions étaient idéales, et le rendez-vous avec l’histoire n’est pas manqué. Tant pis si Nightfall In Middle-Earth lui est souvent préféré ; A Night At The Opera est un disque essentiel, d’une richesse musicale étourdissante, d’une profondeur littéraire inédite, et s’il n’obtient pas la note suprême, c’est sans doute parce que votre serviteur garde le secret et fol espoir que Blind Guardian, un jour, le fera vibrer encore davantage…