Ils ont chanté les vertus des Allemandes. Ils ont écrit un morceau sur le musée du Louvre. À force de taquiner le Vieux Continent, d’y faire quelques prestations télé plus ou moins remarquées, et de constater l'apathie de la Terre Promise, les frères Mael se décident: ils font leurs adieux aux frères Mankey et leur pote Harley, et s’installent en Angleterre où ils s’entourent de nouveaux enfants terribles, musiciens « imberbes et passionnants » de rigueur. Ils se font signer chez Island, pas le pire label qui soit, et accouchent en plein milieu de l’année 1974… d’un petit miracle. Un vrai.
On ne dispose que de peu d’informations sur les activités de producteur de Muff Winwood, à ceci près qu’il s’est occupé d’au moins deux disques : le premier Dire Straits, et Kimono My House. C’est suffisant pour imposer le respect, mais ça ne met pas assez en lumière le travail colossal du monsieur sur cet album, où chaque éclat, chaque respiration nous saute aux oreilles avec une vivacité et une clarté impressionnantes. La pochette seule donne le ton : oubliez le ton sépia des deux premiers albums, ici, vous embarquez pour un film en technicolor. Un feu d’artifice. Les guitares vont rugir. La rythmique sera indéfectible. Mais plus que jamais, les frères seront au centre de la scène : Ron le grincheux qui n’a besoin que de ses claviers en myriade pour s’exprimer, et cette grande folle de Russell qui devient diva flamboyante, excessive, et d’une absolue confiance en son talent…
Et qu’il a raison. Qu’ils ont raison, tous, d’avoir abattu toutes leurs cartes pour proposer l’un des plus merveilleux exemples de fantaisie au service de la pop – et non l’inverse, comme ils ont pu le faire par le passé. Ces dix morceaux, tous, ont l’allure de tubes. Les structures, les durées correspondent aux standards communs. Mais ces textes, ces twists mélodiques, cette excentricité permanente nous projettent dans une tout autre dimension. Et il ne faut pas attendre plus de 30 secondes pour comprendre que "This Town Ain’t Big Enough for Both of Us" annonce du très, très grand. Sur une ligne vocale de funambule, Ron et son grand orchestre nous ont brodé un western glamouze pétaradant, où gunshots, carillons et accès de fureur partouzent dans la joie la plus complète. Et nous voilà, 3 minutes durant, happés dans un grand livre d’images qui parvient à n’être jamais, jamais bordélique, parce que la mélodie ne lâche pas, que tout ceci a été pensé, travaillé, pour faire forte impression dès le départ et ne plus jamais nous quitter. Et ils y sont arrivés.
Disons-le, si l'aventure Sparks s'était limitée à "This Town…", ils auraient malgré tout leur place parmi les grands. Fort heureusement, les Sparks n’ont pas fait que ça. Ils ont aussi pondu "Amateur Hour". Et, par-là même, provoqué l’extase de l’auditeur groggy qui pensait naïvement que les limites avaient été posées dès le premier titre. Ce morceau, auquel je décerne en toute subjectivité le titre honorifique de « refrain le plus jouissif de l’univers connu » est un sommet de l’écriture pop, une pièce d’orfèvre qui vous plonge dans un bain de joie pure et inaltérable. Cette ampleur sonore, cette basse vrombissante qui vous caresse le poil, ces trouvailles vocales qui vous font quitter le sol en un claquement de doigt, et – oui ! – une modulation, le truc le plus cliché qu’on puisse trouve pour relancer la machine, sauf que là, ça marche. Ça redouble même le plaisir, tant cela nous paraît évident à l’oreille et… naturel. Et voilà, maintenant vous savez. Vous pourrez briller aux réunions de famille en affirmant qu’un des meilleurs morceaux pop de l’Histoire parle du temps d’« adaptation » nécessaire pour devenir un bon coup.
Ah bah oui, cette écriture plus accessible ne signifie en rien que les frères Mael ont renoncé aux thèmes tordus. Un pacte de suicide rompu qui laisse l’amant se morfondre dans les cieux ? Check ("Here in Heaven"). Un type qui peine à draguer les jeunes et sémillantes étrangères, ce qui nous donne des choses aussi savoureuses que « You mentioned Kant and I was shocked, so shocked / Where I come from, none of the girls have such foul tongues » ? Check ("Hasta mañana Monsieur", la meilleure chanson qu’ABBA n’a pas écrite). Peut-on composer une pièce épique, vibrante et colorée de 5 minutes sur un mari qui n’en peut tellement plus de sa femme qu’il en vient à redouter le jour de Noël qu’il devra forcément passer à ses côtés ? Et faire, pourquoi pas, de son pré-refrain le moment le plus touchant du disque ? Oui, on peut choisir de n’aborder aucun sujet de manière « sérieuse », de prendre les points de vue les moins attendus et de signer des textes tour à tour hilarants, cruels, absurdes… quand on s’appelle Ron Mael, on peut.
À condition, bien sûr, d’avoir un Russell pour les interpréter de manière tellement fantasque qu’ils finissent, paradoxalement, par sonner comme la chose la plus ordinaire au monde. Et c’est là une autre grande réussite de Kimono My House : l’unité de la fratrie Mael dans cette folle entreprise. Là où le ton nasillard et emprunté du chanteur sur une bonne partie des précédents albums invitait à ne pas trop y croire, à prendre tout cela comme une blague (très réussie, mais une blague quand même), le fait qu’il y aille à fond ici, en falsetto à 90% du temps, enchaînant les prouesses (vous ne vous relèverez pas des couplets d’Equator) et les intonations imprévues, tout cela joue énormément dans l’addiction que provoque ce disque. Cette approche « pas-de-prisonniers » conjuguée avec ce sens mélodique qui atteint ici – et sur les deux disques à venir – son apex a donné quelque chose d’absolument énorme, qu’il est impératif de (re)considérer tant les pépites abondent, tant cet univers a le charme immédiat du jeune prince fringant et la richesse inépuisable d’une mine de diamants. Bruts, les diamants.
Alors franchement, qu’est-ce que ça peut faire que la seconde face n’atteigne pas les sommets de la précédente ? On parle d’une face A parfaite, là ! Et je connais pas mal de groupes qui seraient contents d'ajouter des "Complaints" et "Talent Is an Asset" à leur répertoire… En plus on vous a mis deux bonus, dont le fantastique "Barbecutie", et vous osez encore râler ? On parle d’un trésor, un indispensable de la pop, vous voudriez quoi d’autre ? Qu’ils sortent un disque presque aussi bon la même année ?