-Eve, pose cette matraque.
-Nan.
-On va faire un recueil de plaintes, pas une perquise à la Cité des Quatre-Mille-Kalachs !
-Et alors ? Si ça tourne mal, je veux être prête à intervenir.
-Tu penses que l'aide soignante en gériatrie qui a sacrifié sa pause déjeuner pour venir nous parler a l'intention de nous dézinguer à coups de couches confiance ? Faut arrêter d'écouter le ministre causer dans le poste, tu es en train de virer parano ma grande.
-Attends, tu as vu où elle travaille ?
-À l'EHPAD du Dernier Soupir, aka le Temple du Hard Mou.
-Dans l'antre de Satan, oui ! Tu te souviens de la descente qu'on avait faite là-bas ?
-Comment l'oublier...
-Tu vois, toi aussi tu frissonnes ! Tout être opérant dans ce lieu de perdition ne peut être qu'une créature animée par des forces maléfiques !
-Je tremble parce que la chaudière nous a encore lâchées et à mon avis, il faudrait plusieurs siècles d'exposition non stop pour qu'un LP récent de Toto « anime » qui que ce soit.
-N'empêche, je me méfie de ce légat de l'Enfer.
-Étant donnés le gabarit et l'état de fatigue manifeste de la plaignante, le recours à la force ne devrait pas s'imposer.
-Qu'est-ce que tu en sais ?
-Elle est assise devant nous. Penche-toi et vois.
-Que... Quoi ? Mais... Aaaaah ! Aah. Ah. Ouais. Bon, vas-y Minipouss, déballe ton sac.
-Pardonnez les manières un peu rustres de ma collègue, madame, mais les événements de ces derniers jours ont mis ses nerfs à rude épreuve.
-Je comprends, avec toutes ces horreurs qu'on voit à la télé...
-Oh il ne s'agit pas tant des commentateurs sportifs que cette note interne qui a rappelé l'interdiction de consommer de l'alcool sur le lieu de travail.
-Autant demander à la moitié des effectifs de démissionner !
-Les trois-quarts, Eve. Madame, comme vous le voyez sur ce cavalier en papier toilette recyclé, mon nom est
Jarta Cerumen et...
-... votre binôme s'appelle
Eve Bombardo, si je déchiffre bien le flic bourré. Je ne savais pas que vous preniez des pseudos dans la police.
-Encore une blague de ce genre, crevette, et je remplace ta clavicule par ton fémur.
-Relax,
Eve. Nous vous écoutons, Madame Pomrêche.
-C'est le nouveau patient. Il fait des trucs bizarres.
-Genre, du breakdance sur un morceau de
Leprous ?
-Vous ne devriez pas vous moquer. Beaucoup de nos résidents vivent leurs derniers instants dans l'espoir d'une délivrance sereine en écoutant
Saor. Alors forcément, quand David déboule dans les chambres en braillant «
qui veut voir mon gros serpent blanc ? », ça fait du dégât.
-David...
Andersson ?
-Je vous parle d'une maison de retraite, Madame.
David Coverdale, ça vous dit quelque chose ?
-Vous voulez dire Daviiiiiiiiiiiiiiiiid ?! Par les cent mille groupies du Strip !
Eve, enfile ta mini-jupe en skaï et fais péter le décolleté, on part tout de suite rejoindre Mister Belle-Gueule dans sa suite. Dites, vous croyez que si je suis gentille avec lui, j'aurais droit de faire un tour dans sa Jaguar ? J'aimerais tellement tâter son levier de vitesse...
-Oh, pour sûr qu'il vous laisserait monter. Vous, et toutes les autres... Dites madame Bombardo, elle ne serait pas un peu bipolaire, votre collègue ?
-Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Il suffit que quelqu'un prononce le nom d'une gloire du hair metal eighties pas trop mal conservée pour qu'elle renonce à son honneur. Jarta, resape-toi, bon sang, on n'est même pas parti !
-Je... Oups. Hu hu, pardonnez ce moment d'absence, mais j'ai si souvent rêvé de toutes ces nuits torrides que David me promettait du temps où je m'éveillais aux choses de l'amour en fixant ses posters scotchés dans ma chambre ! Ah, sa chemise ouverte sur son poitrail cramé au soleil de L.A., sa chevelure peroxydée flottant dans le souffle des ventilateurs, sa bouche en cul de poule, rien que d'y penser, je...
-Jarta, enlève immédiatement ce soutien-gorge de mon crâne ! Tu as perdu la main, on dirait - quand
Jon Bon Jovi était passé à
Bercy, tu avais réussi à lui lancer tes sous-vêtements depuis le haut des gradins.
-Et il avait été très sensible à mon offrande, je peux te le garantir.
-Si vous faites la même chose avec Monsieur Coverdale, c'est l'apoplexie assurée.
-Ah, ah, toujours au taquet mon Davinou ! Il vous susurre "
Looking for Love" au creux de l'oreille à chaque fois qu'il vous croise, je parie ?
-Hélas non. Il est bloqué sur ses dernières chansons. C'est un problème.
-Quoi, Whitesnake sort un nouvel album et c'est tout ce que ça vous fait ? Mais ça faisait huit ans que David et ses employés n'avaient rien produit d'original ! Il s'agit d'un événement considérable !
-Calmos, ma belle. Depuis le salué
Forevermore, Papy a sorti un recueil de reprises des morceaux qu'il avait enregistrés avec
Deep Purple – sympa, l'ego trip – ainsi qu'une captation en public desdites covers, un album acoustique intitulé
Unzipped (ben tiens !), quelques lives plus ou moins historiques... On n'est pas loin de l'incontinence, pas vrai, microbe ?
-Il n'arrête jamais. À bientôt soixante-dix piges, il joue encore les séducteurs libidineux. Il faut le voir approcher nos petites mamies encore valides en hurlant
« shut up & kiss me »...
-Je parie qu'elles sont ravies. Je le serais, à leur place.
-Perdu. Elles le chassent à coup de canne. Vous croyez que c'est agréable de se faire déglinguer le sonotone par des glapissements de sorcière hystérique ?
-Ah, parce qu'en plus, il chante mal, le ravalé de la façade ?
-Disons qu'il force énormément dans les aigus pour maintenir un niveau de puissance acceptable, compte tenu du dynamisme de certaines compositions – la susnommée, ou encore "Good to See You Again".
-Hmmm, les seniors encore verts, ça me plaît bien, ça.
-Oui, enfin, ne vous emballez pas non plus, l'allure est majoritairement tranquille. Et puis l'originalité, ce n'est vraiment pas son truc, à notre DSK des alèzes. Certes, les guitares sont mordantes – le motif tendu et l'ambiance à la
Thin Lizzy de "Always & Forever" par exemple – voire carrément heavy, comme sur "Hey You (You Make Me Rock)" et son refrain aux faux airs de "Kickstart my Heart" de
Mötley Crüe. Mais qu'est-ce que tout cela est convenu ! On a l'impression d'avoir entendu tous ces thèmes un million de fois et la production trop lisse a tendance à émousser les riffs. La ballade "Heart of Stone", malgré des solos nerveux, est complètement clichesque, avec ses arpèges automatiques et son pseudo emballement pré-programmé...
-Vous me décrivez une personne inoffensive, finalement. Pourquoi faire appel à nos services ? Du bromure dans la purée du soir et on n'en parle plus.
-Vous ne comprenez pas. Ce démon s'est livré à un véritable harcèlement !
-Vous voulez dire qu'il a continué à embêter des vieilles dames assommées de tranquillisants ?
-Oh non, il a bien vu qu'avec elles, les virées en décapotable sur la corniche, ça n'allait pas être possible. C'est pourquoi j'aurais dû me méfier quand il s'est approché de moi en éructant «
trouble is your middle name » une main sur la hanche et l'autre au niveau de l'entrejambe.
-Vous saviez cependant de quoi il était capable.
-Lui, oui. Moi, en revanche...
-Comment ça, « moi
» ?
-Je ne sais pas ce qui m'a pris. Tout de même, ce n'est pas tous les jours qu'on voit passer des spécimens aussi énergiques dans le service ! Et aussi entreprenants. Son épouse en avait tellement marre de le voir draguer tout ce qui bouge qu'elle a profité d'un récital de charité donné dans l'établissement pour le placer chez nous. Si seulement elle s'était abstenue...
-Vous voulez dire que vous avez cédé aux avances de l'Anglais lubrique ?
-Oh, je n'en suis pas fière. Mais avouez qu'il a plus de classe que les balourds graveleux de
Steel Panther, même si eux sont drôles volontairement ! Au début, ses soupirs chargés de stupre m'étaient insupportables. Il en foutait partout, si je puis dire, c'en était ridicule. Sur "Get Up", il en rajoute tellement que... J'ai craqué, voilà ! Cette composition est si dynamique, la mélodie et les chœurs sont si entraînants que j'en ai oublié son chant nasillard tout pété. Et je me suis jetée contre son torse velu, assez haut pour recueillir la marque de sa chaîne plaquée or sur le front.
-Oui, enfin bon, ce n'est pas un délit ça. Et tout porte à croire qu'il était consentant.
-Au début, oui. Il me chantonnait une ritournelle toute mignonne, "After all", sur laquelle il faisait vibrer ses médiums inimitables. Croyez-moi, quand il se la joue crooner velouté, il botte encore des culs ! Le mien s'en souvient, en tout cas.
-Ok moustique, c'est bon, on voit le tableau. Qu'est-ce qui a foiré dans votre affaire ?
-Hélas, j'en ai trop fait. Je ne le lâchais plus. Quitte à être épuisée, autant que ce soit pour de bonnes raisons, pas vrai ? J'ai bien vu pourtant qu'il essayait de prendre ses distances, surtout quand il se mettait à chanter une compo aussi banale que "When I Think of You (Color Me Blue)". Alors, quand il s'est mis à me raconter pour la cinquantième fois la façon dont il avait piqué la copine de
Ritchie Blackmore, j'en ai profité pour l'enfermer dans l'une des nombreuses pièces désaffectées de l'annexe des soins palliatifs. Oh, je l'ai soigné, vous pouvez me faire confiance ! Le manque de personnel m'a permis de faire durer ce petit jeu assez longtemps pour lui faire couiner l'intégrale des rééditions de
1987, bonus compris. Quel pied mesdames ! Mais au bout de quelques mois, le temps d'échapper à la promotion de la nouvelle nouvelle version de
Slip of the Tongue, ses proches ont commencé à s'inquiéter. J'ai alors pris conscience de la gravité de mes actes. C'est pourquoi je suis venue vous voir afin de...
-Espèce d'immonde traînée !! Tu as séquestré MON David ! Tu lui as fait croire que ses compositions récentes étaient du même niveau que celles qui l'ont porté au sommet des charts il y a trente ans ! Je vais te faire headbanguer à coups de taser, tu vas voir ! Ça va pas traîner ! Crevure !
-Jarta, lâche cet engin, il est conçu pour neutraliser du black block berlinois. Laisse au moins une chance au légiste !
-Arf, ça fait du bien.
-Au fait, tu me disais quoi tout à l'heure, à propos de l'absence de recours à la force ?
-Oh, ça va, un coup de crosse sur le crâne, elle va s'en remettre la nympho des mouroirs !
-Avec un cratère de la taille de l'Etna à la place du cortex, son congé maladie risque de durer...
-David devait être vengé.
-Oui, enfin, il commence à sévèrement radoter, Pervers Pépère.
-J'avoue. Mais il a encore de beaux restes, une belle vigueur...
-... Et pas beaucoup d'idées. Bonjour la routine !
-Ça ne peut pas être pire qu'au boulot. Dis, ils sont toujours inoccupés, les bureaux du troisième étage ?
-Jarta, n'y pense même pas. Et ni Stephen Pearcy ni Bret Michaels n'ont prévu de passer par ici.
-Dommage. J'aurais bien testé nos nouvelles menottes. Pour une fois qu'on reçoit du bon matos...
-Jarta, si tu continue comme ça, je demande ta mutation sur le dossier Amaranthe.
-Mauvaise fille. C'est quoi le rendez-vous suivant ?
-Un gars qui a écouté les paroles du dernier Trust. Il réclame des dommages et intérêts.
-Super, dis donc. Tu en as d'autres, des comme ça ?
-Te plains pas, au moins ta libido ne risquera pas d'abolir ton discernement.
-David, reviens ! Je te donnerai tout mon amour, ce soir et les suivants !
-Désolée, partenaire, mais tu ne me laisses pas le choix. J'ai bien fait de garder mon tonfa, moi, tiens.
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