Après le choc The Doors du début de l’année ’67 et les multi-diffusions d’une version raccourcie de “Light My Fire” sur toutes les radios, les Doors re-fécondent et, neuf mois plus tard, ils vous présentent leur nouveau bébé, nommé « Jours Étranges ». La pochette est en effet très étrange… La musique, elle, l’est au moins autant. Préparez-vous, car si ce disque n’a pas la notoriété de The Doors ou de L.A Woman chez le grand public, c’est sûrement parce que le groupe n’apparaît pas sur la front-cover (enfin en tout petit); si cet album n’est pas à proprement dit « révolutionnaire » contrairement à son prédécesseur, il n’a rien à envier au reste de la discographie Doorsienne, et de loin…
Commençons directement: ce disque est fabuleux. Je ne sais pas s’il est meilleur ou moins bon qu’un autre, mais si vous appréciez les Doors, vous aimerez cet album cohérent, plutôt enjoué dans la forme, assez sombre dans le fond, et puissamment maîtrisé dans la technique. Je ne vois pas un seul reproche à adresser à la production. Paul A. Rothchild est un esthète: soutenu par Bruce Botnick, ils créent un mélange acid-blues-jazz à forte contenance pop, qui tient la route du début à la fin, dissociant les instruments avec brio, sans aucun brouhaha, chaque son est parfaitement superposé. Un modèle de mixage encore quarante ans après (réédition excellente). Et on est obligé de reconnaître que ça fait partie de la « patte Doors », rien ne vient troubler le groupe, Morrison n’est pas mixé au-dessus de tout le monde, la basse (Lubahn venant donner un coup de main sur pratiquement tous les titres) est indispensable, seule la batterie est parfois légèrement en retrait, mais c’est toujours pour soutenir le côté pop de la musique, jamais par fuite de la grosse caisse.
Attardons-nous sur les morceaux qui composent ce disque, maintenant. L’ouverture est assurée par “Strange Days”, et cette introduction au clavier qui semble en chute libre est une des plus malignes ouvertures de disque jamais conçue: préparez-vous, vous tombez réellement dans les « Jours Étranges ». Le morceau est court mais représente l’album à lui seul: un Manzarek flirtant entre les synthétiseurs, les pianos, et les marimbas qui donnent la touche définitive au groupe, des breaks croisés par la section rythmique qui s’en donne à cœur joie… Les ballades sont peut-être le point le plus faible de l’album, “You’re Lost Little Girl” est touchante mais n’arrive pas suffisamment à décoller; “I Can’t See Your Face…” répond à “I Looked At You”, c'est-à-dire à pas grand-chose; “Unhappy Girl” par contre arrive à susciter une certaine émotion, notamment grâce aux pirouettes de Krieger qui fait miauler sa guitare comme une jeune fille triste au couvent. Curiosité: le “Horse Latitudes” qui n’est pas une chanson mais un poème de Morrison, basée sur un arrangement mineur, improvisé, pas terrible en somme…
Les morceaux les plus pop, eux, surgissent de l’album avec puissance et fièvre. C’est le point fort de l’album: tous inspirés, tous bien interprétés… Simples en apparence et pourtant tellement bien construits. “People Are Strange” montre la grandeur de Morrison dans l’interprétation vocale, pas de lyrisme, pas de démonstration, juste une chanson qui aurait presque pu être acoustique, version cabaret, avec le piano et la voix seulement. Brillant. “My Eyes Have Seen You” se base sur un riff basse/clavier de l’ère psychédélique un peu bateau (à la “Sunshine Of Your Love” ou “In-A-Gadda-Da-Vida”), mais la puissance brute exultée lors des chorus rend ce morceau indispensable, chaque instrumentiste travaillant pour le morceau, pour le résultat, et pas chacun dans son coin. “Moonlight Drive” est adapté sur la base d’un poème mis en musique, où Morrison, murmurant, provoque les guitares et la batterie dans une boucle répétitive et lancinante qui malheureusement, manque légèrement de punch.
Perle de l’album, “Love Me Two Times” est sans conteste un des meilleurs morceaux du groupe, Krieger jouant du slide-blues à la perfection, Manzarek répondant aux étincelles avec un clavecin (!) étonnement bien intégré dans un morceau pareil… C’est la fusion essentielle du groupe, le final est une démonstration de force que tout musicien devrait connaître. Si la longue descente ultime de “When The Music’s Over” (onze minutes) est un bon morceau, je ne peux m’empêcher de ressentir une certaine lassitude à l’écouter… Les Doors n’ont pas ici réussi à faire un coup de force aussi sublime que sur d’autres longues pistes minimalistes (“The End” ou “Riders On The Storm”), et semble plus un assemblage de chutes (joué d’une traite, pourtant) qu’un vrai morceau de bravoure. Morrison déclare la guerre en nous gratifiant d’un superbe hurlement à la huitième minute, le jam psyché’ de terminaison est d’excellente facture, dommage que l’ensemble ne suive pas.
Ce n’est peut-être pas l’album le plus « complet » du groupe, donc peut-être pas celui pour commencer, mais n’allez pas croire qu'il soit inférieur au précédent, il arrive au moins au même niveau. Moins de surprises, certes, un disque un peu plus cadré, des pistes à la fois plus courtes mais avec davantage de bonnes idées, et il possède surtout un avantage certain sur The Doors: aucune baisse de régime ne vient l’entacher (“Horses Latitudes” ne fait qu’une minute trente, vous ne la sentirez même pas passer). Si tous les morceaux ne sont pas excellents, aucun morceau n’est mauvais. Un disque majeur dans l’histoire de la musique contemporaine, peut-être pas aussi indispensable que The Doors mais faites quand même un effort: écoutez-le. Si vous appréciez le style, vous ne pouvez pas ne pas aimer. C’est dit.