J’étais tranquillement installé dans mon canapé, en train d’écouter Nighttime Birds du groupe hollandais bien connu, me laissant porter par les douces mélodies et la voix d’Anneke. Que s’est-il passé à ce moment-là ? La fièvre ? L’alcool ? La fatigue accumulée par tant d’heures sans sommeil ? Aujourd’hui encore je n’en sais rien. La seule chose que je sais, c’est que devant moi une scène étrange prit forme : Anneke s’était matérialisée dans la pièce, enfin c’est ce que je croyais. Son chant clair et direct commença à prendre une tournure plus… comment dirais-je… Et la musique cristalline se transforma également en une sorte d’ode à… en une symphonie complexe et cauchemardesque. Comme si mon univers mental venait de subir une atroce métamorphose.
Si loin, si proche. The Cadaverous Retaliation Agenda a tout de ce que l’on appelle généralement de l’atmospheric death metal : un gros son, un grogneur et une chanteuse, et des claviers et autres arrangements par milliers. D’ailleurs dans le passé, le Projet de la Haine de la fin du XXème siècle a donné dans le death atmo classique, il suffira d’écouter une chanson comme "Hate" pour s’en convaincre. Seulement voilà, tel un boa constrictor, The Project Hate a initié sa mue sur l’album précédent et vient de l’achever avec une œuvre bien différente du reste de la production death. Présence de Dan Swanö à la production oblige, c’est certainement du côté d’un autre grand Projet qu’il faut chercher des similitudes avec cette espèce d’OVNI, à savoir Pan Thy Monium. Tout comme sur l'ensemble des œuvres de ce cultissime groupe des 90s, The Cadaverous… combine gros death parfois violent, parfois d’une pesanteur tyrannodontesque ("Conquering the Throne…") avec des envolées guitaristiques d’une lisibilité et d’un niveau remarquables. Les deux projets partagent également le goût pour des morceaux longs, aux structures déroutantes et aux changements de tempos et d’ambiance aussi soudains que déconcertants.
La comparaison s’arrête là, et The Project Hate n’est en aucun cas un groupe vivant dans l’ombre du prestigieux producteur de l’œuvre. Là où Pan Thy Monium intègre des passages psychédéliques, Lord K penche pour l’électro et le dark ambient que ce soit dans les titres, ou durant les délicieux intermèdes encadrant chaque morceau. Il est possible que nos Suédois aient écouté The Prodigy dans leur jeunesse tant certaines interventions évoquent avec bonheur Music for the Jilted Generation ("DCLXIV"). Là où les solos de guitare de PTM ont un goût de 70's, Lord K, en feu tant à la guitare qu’à la basse, officie dans le classicisme Malmsteenien comme sur l’excellent instrumental clôturant l’œuvre ("Welcome to the Judas Agenda"). Et puis surtout, surtout, là où PTM ne dispose que d’un grogneur buvant deux litres d’eau de javel au petit déj, The Project Hate possède Ruby Roque. Et ça, ce n’est pas rien. Si 99% des groupes de death « à chanteuse » font en sorte que cette dernière soit la contrepartie gothico-éthérée du hurleur velu, Ruby, elle, a choisi un autre registre, celui d’une Anneke toxique.
Sa voix ne fait pas l’unanimité, son registre haut perché peut agacer l’oreille, et l’on concèdera que son entrée en matière sur l’album reste plutôt discrète : sa prestation est un peu timorée sur l'initial "I Feed Your Flesh…". Heureusement, tout change par la suite, et la chanteuse entre en chaleur (musicalement parlant hein...) dès le morceau suivant. Parfaitement mise en valeur par des lignes de chant évoquant The Gathering période Mandylion / Nighttime Birds, sa voix, oscillant entre celle de la jolie Hollandaise et un chant suraigu et possédé, met rapidement mal à l’aise l’auditeur, déjà fortement secoué par la succession de riffs énormes, de blast beats, de breaks inattendus, d’arrangements ténébreux et de mélodies apparemment simples mais qui se dérobent dès que l’on essaye de les attraper. Tout ce cocktail d’éléments qui n’ont pas forcément l’habitude de se retrouver ensemble fait de The Cadaverous Retaliation Agenda une sorte de poème sulfureux, de vision dantesque et complexe, et chaque écoute fait découvrir des détails non perçus jusqu’alors. Du mamouthesque "Conquering the Throne..." à "Carving Out the Tongues...", titre le plus accesible de l'album, on ne peut qu’être admiratif devant cette succession d’évènements musicaux unis par une même flamme vive, très vive même.
Quand, sur "Carving Out the Tongues wich Speak of Salvation", Ruby soupire qu'elle n'a pas d'âme (« There’s no soul in me »), j’ai du mal à la croire. Tous les artistes impliqués dans ce projet ont forcément une âme. Une âme sombre, probablement, mais une âme bien vivante, voire palpitante, tant une œuvre pareille, aussi riche et complexe, ne peut être l’œuvre de simples robots. The Cadaverous Retaliation Agenda montre le death metal atmosphérique sous un visage inquiétant, comme si l’auditeur était frappé d’un mal étrange : il a la sensation de tout connaître des éléments, mais l’ensemble, qu'il pressent énorme, lui échappe... Il sait pendant qu’il doit creuser, et creuser encore pour enfin saisir l’essence mystérieuse de cette sorte de Chants de Maldoror modernes et musicaux… Fascinant.