Avec des groupes comme Esoteric ou des courants comme le sludge, on pourrait croire que le doom est une affaire de gros dégueulasses, bière-devant gerbe-derrière. Des fangeux, des bouseux à la Délivrance, biberonnés au Jack Daniel’s et qui ont l’œil vitreux de celui qui a été fini à l’encre jaune. Au mieux, des gentils nigauds, au pire, des loques qui tiennent plus du Grand Ancien que de l’humanoïde. Mais le doom, fort heureusement, peut aussi s’apprécier en costume dandy avec un Lagavulin à la main. Et ça, les Anglais distingués de 40 Watt Sun l’ont bien compris.
Rien de sale, en effet, dans les cinq longues pièces de The Inside Room. Une guitare distordue, oui, mais ample, aérée, destinée à prendre le large plutôt qu’à croupir sous terre. Une batterie éléphantesque, évidemment, limitée à du 40 BPM, mais qui ne s’abat pas sur l’auditeur comme autant de coups de massue ; en retrait, elle agit ici, au contraire, comme un repère, soutien, presqu’une respiration à suivre pour mieux rentrer dans le bain. Et puis il y a la voix. À mille lieues des éructations des doomeux les plus énervés, bien loin des lamentations monocordes et hyper-testiculaires des plus dépressifs, le chant de Patrick Walker est peut-être le seul, dans ce style, qui parvienne à être réellement touchant. Sans affect – ou alors c’est un très grand acteur – plein de tristesse non feinte mais sans jamais sombrer dans l’apitoiement, et avec un timbre arrache-cœur qui sonne comme une rencontre entre Eddie Vedder et Michael Stipe – et là si vous êtes normalement constitués vous devriez avoir les yeux qui brillent – il est la grande force du groupe, bien content d’être tombé sur un joyau pareil et qui ne se gêne pas pour le placer au centre de toutes ses compositions.
Et ces compos, justement, ont de la gueule. Elles ont beau toutes tourner en boucle sur maximum deux riffs, ces derniers sont si judicieusement choisis qu’on n’a aucun mal à se laisser porter. Ils parviennent, malgré leur puissance à en devenir presque berçants, tant ils mettent de côté l’agressivité et la rancœur pour se concentrer sur la mélancolie, celle des déçus qui attendent une nouvelle heure, qui ne se laisseront pas pourrir comme ça, ils le savent, mais d’ici là, ils peuvent se permettre de pleurer dans leur veste en accompagnant le geste d’un bon scotch. Si cet état d’esprit vous est familier, alors, il ne faudra pas plus de 30 secondes à "Restless" pour vous mettre à genoux. L’entrée est implacable, le riff plante le décor instantanément et il ne suffit plus qu’à Walker de poser sa voix vibrante pour vous embarquer, et ne plus vous lâcher. On pourra toujours trouver "Between Times" un peu en dessous, la faute à des riffs moins percutant, ou que "This Alone", en bout de course, traîne peu en longueur, mais ces quelques moments creux sont compensés par des petites tueries comme "Carry Me Home", bijou de chagrin qui nous laisse, malgré tout, le cœur un peu lourd. Mais bon, c’est du doom, c’est aussi fait pour ça quand même.
Une excellente surprise. Un chanteur remarquable. Un sens du riff qui prend au cœur. Les amateurs d’expériences extrêmes vont râler devant cet étalage de tristesse classieuse et retourner bien vite à leur funeral doom, mais tant pis pour eux : les sentiments noirs peuvent s’exprimer autrement que par la laideur. Et quand c’est aussi bien fait, il est conseillé d’en profiter.