La sphère thrash US se décompose en plusieurs cercles : dans le premier, les mastodontes qui se sont imposés au-delà des frontières du genre, les cadors connus de 99 % de la communauté metal ; en gros, on parle de Metallica, Megadeth et Slayer. Dans le second, des groupes qui, malgré une carrière moins glorieuse, se sont fait un nom connu par tout fan de metal un minimum avisé (Anthrax, Testament, Exodus…). Et seulement dans le 3ème, celui des groupes tombés dans l'oubli (Heathen, Dark Angel…), ignorés y compris par certains amateurs de thrash, on retrouve Forbidden. Quelle injustice…
Pourquoi ? Parce qu'à mon avis, ce Forbidden première mouture, ce n'est rien de moins que le meilleur line-up de l'Histoire du thrash (avec celui de Slayer). Commençons les présentations par le membre le plus connu, le batteur Paul Bostaph. Oui, celui-là même qui ajoutera à son CV les noms de Slayer, Exodus et Testament ! Sur cet album, son jeu est énorme : moins chargé que dans sa période Slayer, plus dans une veine thrash classique, et surtout d'une puissance rare. Surtout que le bonhomme ne se contente pas de martyriser sa caisse claire, mais au contraire varie constamment son jeu et aligne break sur break avec une rare lucidité. Une véritable leçon de jeu thrash ! Au chant, un drôle de spécimen en la personne de Russ Anderson. Le rouquin propose un cocktail inédit et convaincant, mélangeant un registre naturel assez haut-perché à la Joey Belladonna (Anthrax) avec une hargne qui n'a presque rien à envier à Zetro Souza (Exodus). Je passe rapidement sur le cas de Matt Camacho qui, comme tout bassiste de thrash qui se respecte (à moins qu'il ne chante comme Tom Araya ou Phil Rind de Sacred Reich, ou qu'il ne s'appelle tout simplement Cliff Burton), ne sert à rien. Attardons-nous plutôt sur la paire Alvelais/Locicero, véritable joyau de Forbidden, malheureusement dissoute l'année suivante avec le départ de Glen Alvelais chez Testament.
Les voilà sans doute, les Tipton/Downing du thrash. Les 2 compères nous offrent des duels de soli de très haut vol, alliant vitesse effrénée et technique parfaite. Ils sont également capables de balancer du riff de génie, et ce n'est pas ça qui manque sur Forbidden Evil. Car s'il y a un point sur lequel Forbidden excelle, c'est bien les riffs puissants en début de morceau, des longs passages musicaux qui agissent comme de véritables décharges d'adrénaline. Ainsi, le long début (1 minute 30) de "Through Eyes Of Glass" n'est pas sans rappeler, sur la forme, ce que Megadeth fera avec "Holy Wars… The Punishment Dues". Les riffs velus sont légions et constituent véritablement la base de Forbidden Evil. Dès le début, les Californiens nous prennent à la gorge avec "Chalice Of Blood" pour nous lâcher seulement 42 minutes plus tard. Ce titre d'ouverture est d'ailleurs une véritable tuerie, sans doute LE classique de Forbidden, avec un riff complètement imparable. Pour la petite histoire, il a été composé par… Robb Flynn, qui fut un membre fondateur du groupe avant de rejoindre les rangs de Vio-Lence. La future tête pensante de Machine Head co-signe également "Forbidden Evil" (un autre temps fort de cet album) ainsi que "As Good As Dead". Flynn fut un véritable talent précoce, puisqu'il n'était âgé que de 17 ans à cette époque !
Naturellement, s'agissant d'un premier album, Forbidden Evil est loin d'être parfait. On pense même à The Ultra Violence de Death Angel pour l'absence de demi-mesure : les morceaux sont soit bons (voire excellents), soit mauvais, mais il n'y a pas de juste milieu ! On a déjà évoqué les boucheries que sont "Chalice Of Blood", "Through Eyes Of Glass" et "Forbidden Evil" et sa formidable cavalcade. Il y a également une poignée de titres de haut niveau, même s'ils restent un cran en-dessous du trio infernal. "March Into Fire" d'abord, un très bon titre thrash mais qui manque du grain de folie, de l'enthousiasme débridé qui caractérise les meilleurs titres de cette galette. Ca passe aussi pour le furieux "Off The Edge" (malgré un refrain assez moyen) et "As Good As Dead" qui, malgré une structure de départ un peu trop tortueuse, nous offre une explosion finale rageuse et jubilatoire. En revanche ça casse pour "Feel No Pain" ou "Follow Me". Pour le premier, c'est visiblement un problème de fond : la ligne vocale du couplet rappelle "Chalice Of Blood" en moins fluide, le refrain est raté, les soli ne sont pas très bien intégrés… Pour le second, si l'idée de départ (une ligne vocale originale et vaguement inquiétante) était séduisante, le résultat n'est pas à la hauteur : le titre se traîne avant de se barrer complètement en sucette. Dommage…
Alors oui, Forbidden n'a jamais eu la notoriété d'un Exodus ou d'un Testament (et je ne parle même pas du Big Four). Les Californiens avaient pourtant tout pour eux : un line-up constitué de véritables orfèvres en matière de thrash, des compos en béton, et un chanteur unique (parfois un peu emporté par sa fougue, certes) pour se démarquer un peu de la masse. Résultat, un premier album impeccable, qui figure parmi les incontournables du thrash (et oui, rien que ça). A (re)découvrir d'urgence si ce n'est déjà fait.