Alors qu’il n’est que le deuxième rejeton d’une carrière comptant neuf albums, ce Brant Bjork & The Operators peut faire figure d’erreur de parcours, ou d’égarement. Cette appréciation n’est pas à prendre d’un point de vue qualitatif, mais à mettre en rapport avec le rendu global des efforts passés et à venir : cet album là est différent – exit le stoner caniculaire - et voyons en quoi.
Une paresse moelleuse, un rythme hypnotique, un soleil écrasant, de la poussière et du sable sont les quelques ingrédients communs à tous les albums issus de la carrière solo du prolifique Brant Bjork. Ici, l’homme conserve bien sûr son sens du groove caractéristique, mais essaie de nous éloigner du désert pour nous amener le long de Venice Beach, au beau milieu d’une décennie magique. Une décennie dans la fleur de l’âge, où l’humanité arrivée à pleine maturité s’autorise à faire du patin à roulette en spandex tout en osant les dernières expérimentations capillaires sans risquer la combustion spontanée. Cette décennie que vous reconnaîtrez aisément, où le bitume et les ghettoblasters fleuriront sur le sol aride du sud de la Californie, Brant Bjork l’évoquera avec tendresse et nostalgie, l’accueillant à bras ouverts dans son entièreté.
Ainsi, il n’y aura pas de démarcation entre un hip-hop naissant et un hard rock moribond. Point de mépris pour le funk bouffi s’étranglant dans son dernier rail de coke ou pour une musique disco danse capable des pires exactions harmoniques. Non, tout cela va se fondre dans une marmite 80’ dont la production sonnera plus vrai que vrai, pastichant sans moquerie aucune ce qu’on imagine être une période cruciale de l’enfance de l’intéressé. Bien sûr, cette entreprise audacieuse est celle d’un homme solitaire, seul contre tous, bravant courageusement les codes élémentaires du bon goût, exhumant effets de production dont la date de péremption remonte à quelques lunes déjà. Le nom de l’album est donc parfaitement menteur, puisqu’il n’y a pas d’ « Operators », ce groupe fictif n’étant là que pour donner d’autant plus de crédibilité à cette déclaration d’amour aux années 80.
Brant Bjork sera néanmoins épaulé ponctuellement par l’inénarrable Mario Lalli (lead guitar sur la bien nommée “Electric Lalli Land”) et d’un claviériste additionnel que je ne connais pas, lors d’un entracte instrumental particulièrement osé, touchant au sublime (“Cocoa Butter”). Pour le reste, et bien comme d’habitude, Brant chantera, jouera la guitare, la basse et naturellement la batterie. Chaque instrument sonnera plus 80’ que les 80’ elles-mêmes. La caisse claire claquera d’un son sec et pointu, les diverses rythmiques guitares seront souvent violées par un épais phasing donnant le tournis, et les fréquences mediums seront généralement bannies. “Hinda 65”, première piste viendra mettre les choses bien au clair, présentant chacune des caractéristiques susnommées avec en bonus un synthétiseur lancinant apparaissant durant la dernière minute histoire de relever une boucle rythmique somme toute basique.
Le chant restera ce phrasé-parlé qui n’a pas bougé d’un pouce en dix ans de carrière, même si cette fois-ci, Brant ose quelques tentatives mélodiques (voix de tête, refrains catchy, tendance pop certaine et harmonies vocales rudimentaires) On pourra aussi poser l’oreille sur le seul et unique single de sa carrière, promu par un clip à l’époque, “My Ghettoblaster”. Outre les paroles toujours aussi obscures et débiles, ce morceau bougrement sympathique est tout ce que de la pop-punk aurait dû être : riff simple, sauvage et répétitif et refrain accrocheur, tout cela piochant aussi bien du côté du rock’n’roll, du punk que la culture hip-hop urbaine avec laquelle il fallait désormais compter. Cette piste ne sera pas la dernière des tentatives tout à fait réussie d’alliage rock/pop, avec d’autres comme “Cheap Wine”, alliant rythme robotique, refrain mélancolique et thématique franchement tristounette (« Stop at the liquor store, we’ll start at noon ») ou “Joey’s Radio” qui m’évoque rien d’autre qu’un programme de fitness sur VHS, et je ne tiens pas à expliquer pourquoi.
Et l’album de se finir sur “Captain Lovestar” (en fait la véritable dernière piste est un sympathique instrumental lounge-soul assez délicieux), véritable affront fait à la face du monde, où après une minute de solo de guitare passé au phaser sur un rythme martial, un rythme pesant de batterie, accompagnée d’une basse obscène sortie de chez P-Funk impose un groove décomplexé qui ne peut que forger l’admiration. Il suffit de fermer les yeux pour voir apparaître immédiatement des étoiles en plastique, les combinaisons en lycra et les boules à facette cosmiques. On se consolera de l’absence de vocoder par les paroles particulièrement stupides et étonnamment intelligibles (chose rare chez lui), et ce refrain scandé avec conviction : « Captain Lovestar’s the name yeah, I’m your rock’n’roll Commandah and it’s your love that I’m aftah. » Morceau à tiroir en plusieurs parties avec solo à la clé, break disco et spoken word, pluie d’effets 80’ cristallins, ce “Captain Lovestar” est une orgie pour les sens et une gifle pure et simple faite à l’establishment musical actuel.
Authentique pépite pop-rock-groovy sans limite aucune, à la sincérité indiscutable, ce Brant Bjork & The Operators est une nouvelle preuve des capacités du bonhomme et de la musicalité de son œuvre. Voila un album qui pourrait plaire à des gens qui n’ont jamais écouté Kyuss, qui n’a rien à voir avec la scène dont il sort et qui n’est pourtant voué qu’à un statut « culte » finalement assez peu satisfaisant. Il faut écouter ce disque, c'est un ovni totalement gratuit sortant de nulle part, et il faut savoir soutenir ce genre d'initiative.