Parfois les groupes vous mettent dans l’embarras. Des fois à cause de la qualité plus que discutable du matériel proposé, d’autres fois à cause de directions musicales inattendues ou difficiles à suivre. Les Britanniques (encore Européens) de Cryptic Shift font clairement partie de la deuxième catégorie. Leur album s’ouvre sur quatre minutes d’introduction respirant l’improvisation kafkaïenne, ou plutôt, King Crimsonienne. Etonnant non ?… pour un groupe de death metal.
Car oui, Lark’s Tongues in Aspic n’est pas loin dans les sonorités que peuvent prendre des guitares semblant voguer de note en note comme un groupe de free jazz pratiquant le death metal le ferait. Dans l’affaire, la basse n’aide en rien, car tout audible qu’elle soit, elle ne cesse de s’aventurer sur des territoires assez déroutants, tenant là encore plus de l'improvisation permanente que de la composition pure. On se dit alors que sitôt déboulé le premier vrai titre, on comprendra bien mieux le message. Sauf que ce premier titre n’arrive pas, ou plutôt, il se fond dans cette introduction qui n’en est en fait pas une. Car Cryptic Shift ne cherche aucunement à vous faciliter la vie. Vingt-six minutes, voici ce que l’auditeur doit affronter en guise de premier contact. Et on ne parle pas de vingt-six minutes aisées, plutôt d’une (dé)composition décousue au possible (rassurez-vous, rien ne sera vraiment plus simple sur les trois autres titres « courts »). Le break à la neuvième minute n’a rien à voir avec du death metal, tout comme les vocalises spatiales qui ne sont pas sans rappeler Cynic de Focus en moins vocodées sur les minutes précédentes.
Difficile, Cryptic Shift l’est assurément. Sorte de pendant death metal à son compatriote King Crimson qui jamais autant que sur le déjà cité Lark’s Tongues in Aspic n’a donné l’impression de ne jamais vouloir donner une indication quant aux prochaines secondes à venir. Ce "Moonbelt Immolator" est de cette trempe. Sauf qu’attention, exercice excessivement casse-gueule que voilà, tout quidam n’étant pas Robert Fripp. Les gusses s’en sortent pourtant avec les honneurs, même si le genre pratiqué, bien plus abrasif et violent rend la réussite plus compliquée à obtenir encore. Néanmoins, ne vous attendez pas à un déluge de blasts et de notes, non bien sûr. Si on évoque le glorieux aîné progressif, cela signifie clairement que la complexité découle plus de la juxtaposition de plans n’ayant que peu de chose à voir entre eux, et de rythmes ou rythmiques qu’on n’accorderait spontanément pas ensemble. Alors « pourquoi pas ? » se dit-on forcément lorsqu’on a l’esprit aventureux. Et oui, pourquoi pas, et la réponse semblant se dégager est positive. A quelques réserves près cependant.
Car l’entrée dans le monde de ce death metal d’obédience prog et libre ne reniant certainement pas quelque accointance avec
Gorguts est difficile, éprouvante même. Il eut été clairement bienvenu de ménager des plages plus faciles, ou tout du moins plus reconnaissables. Car L’auditeur que nous sommes se montre constamment perdu dans les enchaînements impromptus qui nous assaillent. Signe de richesse musicale et de potentiel de réécoute multiple, c’est également l’écueil trop facile de ne plus proposer vraiment de chansons, plutôt des délires musicaux pour musiciens. L’équilibre est tangentiel, fragile tout au mieux. Alors il tient, rassurez-vous, car les capacités de composition des acteurs sont réelles, pourtant, il faut s’avoir s’accrocher, et cela sans nécessairement espérer en retirer un pied incommensurable. Les albums difficiles de légende peuvent se prévaloir de valoriser leur auditeur, et le récompenser lorsque celui-ci comprend enfin ce qui se déroule devant ses oreilles. Tel n’est pas toujours le cas ici. La faute sans doute à cette première piste trop exigeante, et longue, il ne faut pas se le cacher. Découpée pourtant qu’elle en de multiples mouvements qui auraient presque pu être autant de chansons indépendantes.
Révélation de la décennie ou nouvel acteur intrigant ? Plutôt la deuxième réponse. Cependant il ne s’agit pas de s’aveugler absolument en dénigrant sans fin, car il y a sacrément beaucoup de choses à décortiquer pour notre plus grand plaisir ici. Seulement, Cryptic Shift ne donne pas les outils pour y arriver pleinement, ou de manière satisfaisante. Un sacré disque de musiciens, à défaut d’être un sacré disque. En l’état, c’est une performance à saluer, et à apprécier à sa démesure.