Cela commence étrangement. À l'instant, j'étais plongée dans un silence d'encre. Et puis, c'est un peu comme si un pâle halo de lumière s'était approché et s'était mis à tourner tout autour de moi, imprimant dans son mouvement un son insolite à mes sens. Je cherche des yeux la source et me tourne en moi-même. Il n'y a encore rien d'autre dans l'air. Ou si ? Je tends l'oreille et perçois ce qui n'est qu'un murmure à peine audible. Dès l'instant où je comprends qu'il s'agit de paroles, la voix s'élève plus distinctement. Elle aussi semble surgir du vide. Elle m'apparaît tout d'abord comme un écho lointain, puis comme un appel. Enfin, elle se meut en liturgie. Je suis stoppée dans tout mouvement, suspendue au fil tendu par ce chant limpide. Alors la roue de la vielle se met à tourner. L'instrument hors du temps me happe et m'emporte. Mes sens se perdent, mes pensées filent vers un ailleurs abstrait. Et sans savoir encore lequel, je guette un instant précis. Je ne peux pas me effroyer. Cet instant viendra me visiter. La voile noire d'une intime touche de beauté mélancolique m'effleure, et le martèlement tellurique du tambour devient avec évidence ma propre et unique vibration... Alors que le halo de lumière reprend sa danse autour de moi, j'en viens à souhaiter que cet instant ne cesse point...
Observez-vous dans votre entourage ces personnes qui vous regardent un peu comme des fous lorsque vous vous perdez dans la contemplation d'une œuvre dont la seule qualité déjà leur échappe ? Bien sûr. Nul être, inspiré par la passion de la musique, ne s'y soustrait. Vous posez-vous alors ces questions amères et sans véritables réponses ? Combien d'entre-eux sont à même de comprendre ce que vous, simple auditeur, simple rêveur, jetez comme émotions extrêmement intimes et puissantes sur ce qu'ils ne perçoivent, eux, que comme une simple suite de notes ? Sur une voix qui vous séduit et semble vous prendre par la main afin de vous guider au plus profond de vous-même ? Au creux d'une atmosphère qui paraît soudain avoir été tissée à votre intention seule ? Peuvent-ils seulement entrevoir ce que cela a comme valeur pour vous ? Mais avez-vous même envie de leur ouvrir cette porte ou préférez-vous garder ce secret au fond de votre âme, comme infiniment précieux ? Rares sont les choses sincères en ce monde dont on peut se gorger. Je ne souhaite donc que témoigner mon profond respect aux artistes qui ont ce don de transcender. Ce don miraculeux de nous offrir ces quelques précieuses minutes de pureté, loin de la trivialité du monde.
Que ce soit dans le cadre du projet solo qu'est CHVE ou sous l'égide d'Amenra, Colin H Van Eeckhout tisse d'instinct le même fil. Bien que les univers musicaux puissent de prime abord nous apparaître comme très différents, stylistiquement parlant, l'esprit qui les anime est bel et bien de la même nature. La chose vous semblera plus évidente si je rappelle à votre mémoire les compositions acoustiques ayant donné naissance à Afterlife. Cet album, ainsi que Rasa, ont exalté un sentiment unique et ont su brosser une atmosphère intime et particulière, avec la même finesse. La musique même d'Amenra dans ses lettres les plus virulentes, n'est pas exempte de ces qualités. Il n'est certes point de mystère ici : nous n'ignorons pas que nos artistes délivrent en grande partie des émotions qui leur sont personnelles et des messages qui le sont tout autant, une part d'eux même. C'est en cela que réside une grande partie de la force de ces compositions : elles sont authentiques, elles respirent, elles sont colorées d'émotions vivantes et vivaces, peines et douleurs, espoirs et vœux, amour aussi, questionnements encore... Et c'est sans aucun doute ce qui imprime une telle fascination auprès de quiconque se laisse happer. Ainsi, près d'un an après la naissance de Rasa, voici que Colin H Van Eeckhout nous offre aujourd'hui cette nouvelle mouture du fruit de son travail, intitulée dans une délicate intention personnelle : 10910. Une œuvre, une fois encore fine et fragile, à l'image de cet agnelet mis à l'épreuve de la vie que représente son artwork. Un agnelet noir. Une composition qui se distingue, mais non comme un stigmate, une fois encore porteuse d'un message qui ne nous est pas directement destiné à nous, auditeurs, mais auquel nous pouvons si nous le souhaitons, être sensible. Et plus encore. Car l'un des plus grands charme de la musique de Colin H Van Eeckhout réside dans la place qu'il laisse à l'abstraction. Tout en étant teintée d'éléments personnels, nous sommes libres et enclins dirais-je à son écoute, de nous saisir de cette matière pour la faire nôtre. La délicatesse de l'intention présente dans cet album, n'en est donc que plus superbement mise en valeur.
Mais si la musique qui se compose tire grande source d'inspiration de ce qui teinte la vie de son auteur, ce n'est point comme à dessein figé. La matière qui est travaillée ici est humaine et par définition, elle est aussi mouvante et imprévisible, elle ne peut donc être le fruit d'un calcul, plaquée avec rigueur académique, suivant un projet défini d'avance. Et 10910 en est l'illustration parfaite. L'album, qui présente formellement trois titres : "Rasa", "Le Petit Chevalier" et "Charon", est en vérité une seule unité, fruit de la progression du titre initial au cours du temps, de ses interprétations et, je crois, de la liberté que préserve son auteur (ndlr : peut-être enfin d'un instrument qui a son propre caractère). Enregistrement live, mené dans des conditions tout à fait insolites, 10910 saisit donc un instant T la nouvelle maturité de "Rasa" et ouvre la porte sur son devenir futur. Le titre que nous avons connu naguère a en effet mué et se porte plus haut. Les trois morceaux ne se distinguent donc pas ici, ils s'harmonisent au contraire pour créer un ensemble parfaitement fluide et d'une évidence à couper le souffle. S'ouvre alors cet instant où nous pouvons fermer les yeux pour ne les rouvrir qu'à celui où la musique cessera. Durant ce laps de temps, la pensée naviguera librement, à travers le corps dont nous allons sonder les contours, puis à travers l'espace dont nous allons savourer le passage, et enfin au cœur de notre propre intimité, accompagnés que nous sommes de cette seule sonorité, coupés un instant de l'obligation de suivre un quelconque schéma défini.
Il n'est exercice plus ardu à mener en vérité que de tenter de vous décrire ce voyage. La musique pourrait vous apparaître d'un premier abord, d'un dépouillement presque enfantin. Juste cette voix comme vecteur principal, soutenue par un instrument anachronique et quelques percussions. D'un premier abord seulement. Car chacune de ses notes s'égrène comme les fruits du raisin parfaitement mûr qui se savoure lentement pour ne pas risquer une seule seconde d'en entamer l'arôme précieux. La voix est liturgique. L'instrument, posé comme une évidence. Le frémissement qui parcoure l'échine, impossible à contenir. L'atmosphère énigmatique enfin, ouvre la porte au saisissement. Il est question d'une musique ici qui ne s'écoute pas à la volée, mais bel et bien à une heure choisie comme la plus paisible, la plus personnelle qu'il soit. Afin que l'immersion soit totale. Elle efface le bruit de la cité. Elle efface les bruits de l'esprit. Elle enchante et j'en suis personnellement émue. L'on ne peut que chercher à saisir pleinement toute l'empreinte de la nappe sonore, à se laisser conduire vers des émotions croissantes, attendre de sentir son pouls accélérer aux premières paroles du "Petit Chevalier" comme à la vue d'un ami depuis trop longtemps absent, et poursuivre le périple sur un fil du temps qui semble suspendu dans l'air de manière infinie.
Comment décrire l'émoi provoqué par "Charon" ? Ce passage dont le martèlement, conduit pourtant juste à l'essentiel, pourrait se définir comme tellurique ? Dont les accords de vielle semblent avoir été puisés dans ces vrais-faux rêves que nous avons parfois à l'évocation de temps lointains ou de légendes mystiques et dont nous avons l'étrange nostalgie de ceux qui ne savent pas ? Comment illustrer la profonde mélancolie qui se dégage de cet ensemble, mais ne laisse pourtant nulle amertume, invitant au contraire à songer plus loin et plus intensément ? Et la voix, limpide et poignante, qui porte tout cet ensemble, une voix que je ne sais qualifier avec justesse mais qui me touche tant ? Il n'est pourtant qu'une lancée à écouter ici, simple, presque évidente et pourtant, une fois saisie, elle n'a de cesse de revenir caresser l'esprit, inlassablement. Quels mots puis-je poser ? Mais le mot est là : « Rasa ». Littéralement, « la sève », dans la tradition classique indienne. Cet état particulier dans lequel celui qui contemple l'Art peut se trouver plongé, décrit parfois comme « hors du monde », un état de félicité ressenti durant un court laps de temps seulement, mais qui recèle en lui un germe de ce que pourrait être l'idée de l'identification à l'absolu. Chamanisme, sensations primitives, transe, l'idée de créer un son pour porter une idée, se perdre dans quelque chose d'impalpable, diriger ses paroles vers un ailleurs, quelque chose au-dessus de nous ou dans l'air, pour se réconforter et toucher du doigt un rêve ou enfin, laisser une trace pour d'autres... Tant peut affleurer l'esprit. Se perdre ainsi dans la musique est plus sensé que bien des trivialités qui affleurent nos journées et nos nuits.
Juchée sur le cheval de mes pensées, je traverse un paysage aride, parsemé de feux follets. Un gamin insouciant aux soubresauts de ma conscience, mène ma monture. Un troupeau de brebis noires traverse alors mon champ de vision. Et entre mes doigts, soudain, le doux pelage du dernier né que m'a remis son berger. Un agnelet noir. Créature fragile, tout comme celles dont le visage est cerclé de l'or des épis de blé. Enfants de la nature. Des percussions résonnent en moi, comme autant de rugissements volcaniques et quelque chose d'essentiel se rappelle à ma mémoire. Tandis que je longe les abords d'un cours d'eau, l'esquif à voile noire surgit enfin devant moi, Charon, en tient la barre... Et alors que le halo de lumière reprend sa danse autour de moi, j'en viens à souhaiter que cet instant ne cesse point...
Burn bright all along...