(1991) -
grunge - Label :
Vous m’avez reconnu? Non? Pourtant tout le monde me connaît. Je suis Nevermind, un disque du groupe Nirvana. Je commence à dater, j’ai été conçu entre le début ’90 et le milieu ’91, puis commercialisé en fin de cette-même année. Mais je ne suis pas là pour vous parler de ce que je suis à l’écoute, ça, vous pouvez le lire partout ailleurs; je préfère me concentrer sur ce que je suis vraiment! Pour une fois qu’on me laisse la parole… Je suis un enfant terrible, car n’en déplaise aux autorités, presque tout le monde m’aime, ceux qui acceptent mon contenu musical m’adorent et ceux qui ne l’aiment pas se plient tout de même à certaines courbettes respectueuses pour mes parents. Qu’ai-je demandé de courbettes?! Je suis le fruit du grunge, moi. Qui oserait se courber devant la pierre angulaire d’une génération mort-née?
On m’a toujours considéré comme l’Album. Même si certains préfèrent mon petit frère né In Utero, notamment pour son côté plus personnel, avec davantage de demi-mesure, je reste le meilleur. Et je suis le meilleur pour la simple et bonne raison que je suis un résumé de la vie de mon papa. Je suis né dans une grange pourrie et me suis aussitôt mis à hurler ("Smells Like Teen Spirit"), j’ai rencontré des gens biens ("In Bloom", "Come As You Are"), qui m’ont appris à me positionner ("Breed"), j’ai fait de drôles d’expériences ("Lithium"), et malgré quelques moments de réconforts ("Polly"), la rage ne me quittait pas ("Territorial Pissings"), après des essais infructueux pour me rétablir au monde ("Drain You"), je continuais à paranoïser ("Lounge Act"), et même à halluciner sur moi-même ("Stay Away") on a pourtant bien tenté de me calmer ("On A Plain") mais ma dépression m’a rattrapée ("Something In The Way"), et j’ai préféré tout envoyer péter ("Endless/Nameless").
Je suis un monument à moi seul, on utilise mes titres dans des pubs pour téléphones et même ma pochette se retrouve partout, cent fois parodiée peut-être, mais mondialement réputée. Je suis tombé au bon moment, au bon endroit. Mon grand frère Bleach n’aurait jamais pu recevoir l’héritage que j’ai eu. C’était à la fois trop précoce pour l’époque et pas assez en forme pour le groupe. L’industrie qui m’a vu me développer était en plein coup de gueule, les gens en avaient marre des sucreries, la colère grondait autant dans la tête des contemporains de mes parents qu’en Europe où les gens sentaient qu’ils se faisaient avoir, n’en déplaisent aux autorités qui les prenaient pour de têtues brebis. Il ne manquait qu’une chose : un catalyseur. Je fus cet élément perturbateur.
Soyons clairs: aucun autre album n’aurait pu prendre ma place. Des dizaines égalent mon aspect technique, mais aucun ne représente comme moi ces années de frustration, et tout cela grâce à mon papa qui, s’il fut souvent catalogué « écorché visionnaire et génial », ne reste après tout qu’un être humain qui a su saisir sa chance. Même Andy Wallace qui fut recruté pour l’occasion avoue n’avoir eu que peu de travail à faire sur moi. Je ne l’aurais pas permis de toute façon – mais l’anecdote me fait toujours sourire. Ce petit barbu à lunettes qui a travaillé avec Alice Cooper, Rage Against The Machine ou Sepultura, et qui a mixé le Grace de Jeff Buckley, incapable de faire quelque chose chez moi. J’étais déjà prêt, nos efforts conjugués m’ont permis de me passer de tout chemin de traverse. Je suis une pierre brute, un diamant non taillé, et c’est pour ça que je suis un produit reconnu.
Et quoi de mieux que du brut? Après tout, le style veut ça, et je pense que j’ai bien fait de me concentrer sur les impressions plutôt que les sonorités. Pour trois musiciens, trois instruments, c’est tout juste si nous changions d’amplificateurs pour un ou deux morceaux. Nous n’étions pas des esthètes, et c’est pour cela que nous sommes des créateurs en puissance. Nous sommes un autre Aftermath, un autre Paranoid, un autre Nevermind The Bollocks, un autre Surfer Rosa… Qui peut se vanter, comme nous, d’avoir réussi à créer autant de morceaux qui marchent sur des bases aussi simples? Car nous ne sommes pas arrêtés à la simplicité, n’en déplaisent aux autorités. Nos morceaux sont d’une facilité extrême à reproduire, c’est un fait. Est-ce pour cela qu’ils ont été crées avec simplicité? Vous n’étiez pas là. Vous n’avez pas vu Dave sur "Territorial Pissings"; vous n’avez pas observé Chris sur "Lounge Act"; vous n’avez pas maté Kurt sur "Something In The Way".
Je suis devenu un véritable objet de culte, et ça me dégoûte. Quoi de moins punk que de mythifier un disque? Je suis une œuvre d’art, cela est sûr. Je colle à mon époque et en même temps, les années passent et je suis toujours d’actualité – je suis une œuvre de grandeur et de profondeur. Mais je ne suis ni culte ni incontournable. Mes parents ne l’ont pas souhaités comme cela, et mes autres créateurs n’attendaient pas cela de moi. Je ne suis pas né pour être un culte mais pour être une œuvre musicale, et je fais ce que je peux pour le rester. Mon principal créateur est mort mais je suis toujours vivant – et n’en déplaise aux autorités, encore pour un bon moment.