Après le déroutant Times Of Grace (qui ne mérite tout de même pas le 20/20 accordé par Ryd dans sa chronique), voilà que déboule A Sun That Never Sets, nouvel album des cultissimes Neurosis. Et autant dire qu'ils ont encore une fois réussi un coup de poker, en essayant de faire évoluer leur musique. Cet album se situe néanmoins dans la lignée directe de Times Of Grace, mais à des kilomètres de Enemy Of The Sun: moins direct, moins explosif mais tout aussi violent, plus nuancé et éthéré, il sonne presque comme le chant du cygne du groupe, tellement l'ambiance dépeinte dans ce disque est différente. Assagis, au bord du gouffre, Steve Von Till et sa bande? Plus posés et expérimentés, très certainement. Mais A Sun That Never Sets restera toujours un album de Neurosis: un liquide hautement inflammable, prêt à s'embraser violemment à chaque instant. Cette tendance continuelle à la rupture, la montée en puissance graduelle ("Falling Unknown", le long de ses treize minutes en perpétuel crescendo qui n'aboutit finalement pas, fait figure de canevas pour toutes les formations désirant jouer à ce jeu-là) sont certainement les deux caractéristiques principales du groupe et ce sont deux choses qui n'évolueront jamais dans leur musique. Pourquoi changer une formule qui a fait ses preuves, en fin de compte?
Exemple: "The Tide". Prenez ce morceau très significatif: il démarre très lentement, harmoniques de guitares acoustiques et de basse en fond sonore, un violon qui pleure son désarroi accompagnant la cérémonie. L'ambiance est presque trop sereine pour être honnête. Et c'est le cas. A la moitié du morceau, les guitares grondent un peu plus fort tandis que quelques notes de piano résonnent. Et pan, première claque dans la tronche: la montée vers l'indescriptible mur de guitares s'est faite à votre insu. Le morceau se termine dans un déluge de riffs, tandis que le batteur martèle ses fûts pour virer sec sur un incroyable plan où le tempo s'est fortement ralenti.
Vous êtes prévenus: Neurosis va jouer de ce surprenant rythme tout le long de l'album. Et c'est en cela que le virage amorcé lors de Times Of Grace trouve ici son expression la plus limpide. Le rythme général s'est ralenti: A Sun That Never Sets est clairement devenu un album de doom atmosphérique, entrecoupé de passages postcore et ambiancé grâce à des samples de toute beauté. Si Isis et Neurosis ont maintenant et plus que jamais quelques accointances évidentes, Isis représenterait la face lumineuse de ce mouvement et Neurosis, son parfait opposé. "From The Hill" est en ce sens le morceau le plus lourd de l'album (dans le rythme et dans le rendu final), avec un chant surhumain, hurlé à s'en déchirer les cordes vocales, une batterie qui accumule les petits détails de tueur. Un classique. Mais la pesanteur instrumentale ne serait rien sans ces sonorités venues du lointain (le final de "From The Hill", indescriptible, les cloches menaçantes de "Stones From The Sky" et le sample mystique du morceau éponyme), rajoutant une couche supplémentaire de noirceur nuancée, dans un univers dévasté.
Car, et c'est là la réelle nouveauté de cet album, ce sentiment de noirceur n'est pas absolu. J'entends par là que des touches de clarté apparaissent ça et là, injustement disséminées, comme pour signifier que la colère, toujours présente, finira par s'apaiser le temps d'un instant, mais jamais assez longtemps pour relever la tête ("Falling Unknown" et ses arpèges de guitare, tout en délicatesse, couplés à un chant moins définitif qu'auparavant, annoncent déjà The Eye Of Every Storm). Ne nous trompons donc pas: Neurosis ne jouera jamais une musique positive et c'est ce qui fait toute sa force.
A Sun That Never Sets nous montre un visage encore tuméfié, mais en phase de reconstruction. Après avoir jeté en pâture ses démons intérieurs sur Enemy Of The Sun et Through Silver In Blood, le groupe intériorise plus que jamais sa colère, difficilement contenable. Jusqu'à preuve du contraire, c'est cette mouvance qui lui réussit le mieux. Loin du vain engagement de ses fébriles débuts punk, Neurosis a jusqu'ici fait un incroyable sans-faute depuis Enemy Of The Sun, accumulant les chefs d'oeuvre. Tendance confirmée par The Eye Of Every Storm, second sommet, avec cet album, de l'éblouissante carrière de ce groupe culte que je me borne à faire découvrir, tant ceux qui ne le connaissent pas passent à côté d'une expérience inoubliable. Il faut s'accrocher, encore et toujours, passer outre le sentiment premier d'incompréhension, mais une fois le premier et long virage négocié, on en redemande. C'est ça, l'effet Neurosis.