Sven: Bonsoir Devin. C’est un grand honneur pour moi d’être avec vous aujourd’hui. Beaucoup de mes amis sont terriblement jaloux en ce moment.
Devin Townsend : Merci
(rires).
Sven : Pour commencer, comment allez-vous ce soir ?
Devin Townsend : Je vais bien, je suis heureux.
Sven : Vous étiez à Paris hier, comment s’est passé le concert ?
Devin Townsend : C’était super. C’est toujours sympa. La France a toujours été réceptive à tout ce que j’essaie de faire, et c’est toujours agréable de jouer devant des gens qui apprécient ce qu’ils voient. Donc je suis heureux. Et la nourriture est bonne aussi.
Sven : On l’espère (rires). Vous êtes actuellement en tournée pour l’album Transcendence. Mike St-Jean a récemment rejoint le groupe aux claviers (depuis 2014, ndlr). Lors de votre précédent passage ici, en 2012, pour la tournée Epicloud, il n’y avait pas de claviers sur scène.
Devin Townsend : Mike a dû énormément travailler pour apprendre tous ces morceaux. Lors de la dernière tournée, nous avions des bandes enregistrées. Maintenant nous avons toujours des bandes pour certaines lignes de chant et pour les chœurs, mais Mike doit jouer tout le reste. Donc c’est super de l’avoir parce que ça fait vraiment de nous un groupe. On ne se contente pas de jouer aux côtés d’un CD
(rires).
Sven : Avez-vous dû modifier les morceaux et votre façon de jouer pour intégrer cette nouveauté en live ?
Devin Townsend : Certains d’entre eux oui. Mais c’est mieux pour nous, ça nous fait du bien de nous débarrasser de toutes ces bandes qui étaient jouées uniquement sur ordinateur. Le fait d’avoir Mike pour les interpréter rend la musique plus claire, plus fluide sur scène, je pense.
Sven : Cette année voit le vingtième anniversaire d’Ocean Machine, et vous allez bientôt jouer l’album en intégralité lors de plusieurs dates. Cet album est-il particulièrement important à vos yeux ? Est-ce un événement unique de le jouer en intégralité, ou peut-on attendre la même chose dans les années à venir, pour Infinity l’an prochain, ou pour Physicist, et les autres après ?
Devin Townsend : C’est un album très important en effet. Mais j’espère pouvoir faire la même chose à l’avenir. L’idée est que quasiment chaque année il y a l’anniversaire d’un album. Ce qui me laisse un peu plus de temps pour écrire autre chose, comme ma symphonie. Il va y avoir ces tournées d’anniversaire, donc je peux prendre un peu plus de temps, je n’ai pas besoin d’écrire tout le temps. C’est important à plusieurs points de vue, mais
Ocean Machine a été surtout important parce que j’étais encore très naïf à l’époque. Beaucoup de choses que j’écrivais sont à mettre en rapport avec mon âge de l’époque. J’avais une vingtaine d’années, ça portait sur les relations sentimentales, la tristesse, l’amour, toutes ces choses. J’en avais une vision vraiment naïve, mais avec le recul, je trouve ça vraiment chouette. Je ne pourrais plus être aussi naïf maintenant, c’est impossible. Donc quand j’écoute ça, je me dis que c’était très sympa, passionné. Je suis marié depuis des années maintenant, donc je ne vois plus forcément les choses de la même façon.
Sven : En parlant de ces concerts d’anniversaire en Bulgarie et à Londres, y a-t-il une raison particulière pour que les concerts les plus spectaculaires que vous donnez soient systématiquement en Europe ?
Devin Townsend : Oui : les audiences sont plus importantes. Donc c’est plus facile de faire des concerts de ce genre. Ça a tendance à augmenter en Amérique du Nord, mais le public n’est pas encore réceptif à ce genre de performances pour l’instant. On le fait là où on sait que ça fonctionnera, et peut-être que bientôt ce sera possible ailleurs aussi. Par exemple, on l’a déjà fait à Londres, maintenant on peut le faire en Bulgarie, pourquoi pas plus tard en France ou ailleurs.
Sven : Vous êtes un musicien/compositeur/génie/dieu de la musique infatigable, comment expliquez-vous votre créativité ? Vous écrivez énormément de morceaux pour chaque album, vous en faites des bonus comme sur Epicloud et Transcendence, parfois aussi bons que les morceaux de l’album principal. D’où vous vient cette inspiration ?
Devin Townsend : Tout ça vient du fait que je ne sais pas précisément où je vais. Donc je continue à écrire. Et en écrivant beaucoup, je me rends compte que peut être cette collection de chansons... Ah non, en fait j’ai besoin d’autre chose… Donc tu élimines celle-ci, tu écris quelque chose d’autre, ça commence à prendre de l’ampleur, et à la fin, ça doit sonner juste. Ce n’est jamais parfait mais en essayant de découvrir ce qui semble bon à ce moment précis, tu te retrouves avec toute cette collection de morceaux, et c’est finalement comme ça que ça arrive. J’aimerais que ce soit plus romantique, que ça se passe comme si j’étais dans un laboratoire scientifique ou quelque chose du genre, mais en fait je tombe quasiment tout le temps faux. Donc pour finir par tomber juste, il faut se tromper très souvent, c’est pour ça que je produis autant.
Sven : Comment décidez-vous quelles chansons vont finir sur l’album, et lesquelles vont devenir des bonus ?
Devin Townsend : Je pense que c’est surtout par instinct, c’est souvent le cœur qui décide. Mais j’ai aussi de l’aide de la part du groupe, de mes amis, du label… Je leur demande leur opinion maintenant, sur ce qu’ils pensent de telle ou telle chanson. Et c’est bien d’être entouré par des gens qui ont des opinions diverses, parce que pendant beaucoup d’années c’était toujours moi et juste moi. Et après avoir fonctionné comme ça pendant longtemps ça devient dur de tout faire seul. J’essaie de prendre l’avis des autres dorénavant.
Sven : Et vous fonctionnez donc comme un vrai groupe, maintenant...
Devin Townsend : Tout à fait, oui. Ça fait partie de la prochaine étape, en fait. J’avais besoin de comprendre que mon but dans la vie était de devenir une personne meilleure, et c’est important d’analyser quelles sont les parties de ta vie qui t’ont posé problème. Je pense que le fait d’avoir toujours voulu tout contrôler devenait vraiment un problème en prenant de l’âge. Plus jeune j’étais fasciné par moi-même, mais en vieillissant ça perd beaucoup de son intérêt
(rires). Donc impliquer le groupe dans le processus créatif est vraiment une bonne chose, puisque je continue à écrire, à avoir la vision globale, à faire ce que j’ai toujours fait, mais maintenant j’ai de l’aide. Parfois, dans telle partie, j’entends la batterie faire un truc mais dans ma tête ça sonne pas terrible, alors que faire pour rendre ça plus intéressant ? Désormais, je suis capable de dire aux gars : «
Dans cette partie là (le solo de "Stormbending" par exemple) je veux que ce soit compliqué, je veux que ce soit précis, mais je n’ai pas la patience tout de suite de faire quelque chose de mieux que ça. Dave, Mike, occupez-vous-en, ces notes sont les plus importantes, faites-en quelque chose de plus intéressant ! » Et c’est comme ça qu’on devient un groupe où je peux quand même garder la vision créative, mais en faisant mieux que si j’étais seul.
Sven : Est-ce la raison pour laquelle vous reprenez et réarrangez d’anciens morceaux, comme "Kingdom", "Truth", "Hyperdrive" ? Parce que vous êtes un groupe, avec toutes les idées des autres musiciens impliqués, comme Anneke par exemple ?
Devin Townsend : Je suis un perfectionniste, donc rien ne sera jamais parfait. Donc j’essaie toujours d’améliorer les choses. Mais ce ne sera jamais parfait. Donc peut-être que je referai encore tout une fois encore, plus tard, qui sait ?
Sven : Comment savez-vous quelle partie de l’univers de Devin Townsend constituera un album quand vous écrivez ? Est-ce que tout part d’un thème ? Une idée ? Un concept ? Une certaine idée mélodique ?
Devin Townsend : Je pense que je travaille en tant que deux personnes différentes, un artiste et un producteur. Mais ces deux parties de mon cerveau ne communiquent pas entre elles. Quand une partie ressent un truc, l’autre partie essaie de le capturer. Donc je ne sais pas vraiment, en fait. Je ne fais que suivre ce qui semble correct sur le moment, et j’espère que le côté discipliné de ma personnalité peut le capturer. Parfois ça marche, mais il y a mieux, je crois. Je ne suis malheureusement pas comme Frank Zappa ou d’autres musiciens vraiment intellectuels, avec un vrai savoir musical, qui savent parfaitement ce qu’ils font, j’accepte le fait que je ne contrôle pas tout, et ça m’aide beaucoup.
Sven : Savez-vous quelle sera la prochaine étape dans l’évolution de Devin Townsend ? Des horizons musicaux que vous n’auriez pas encore explorés, peut-être ?
Devin Townsend : Il y a quelques idées qui pourraient se faire, mais comme pour la question précédente, je pense que je continue à écrire jusqu’à ce que quelque chose de vraiment intéressant survienne, comme cette symphonie, encore plus de Devin Townsend Project, d’autres projets. Mais j’attends que l’une de ces idées soit vraiment insistante pour y prêter attention. Et pour l’instant, ce n’est pas encore arrivé, mais ça va venir.
Sven : Y aura-t-il à nouveau des passages impliquant des fans dans le prochain album ?
Devin Townsend : Je n’en sais rien pour l’instant. Mais c’est une des choses que j’aime le plus. J’aime ne pas savoir. Parce que si je savais tout, je m’ennuierais…
Sven : Que pensez-vous du metal en général, actuellement ?
Devin Townsend : C’est plutôt bon. Je n’en écoute pas beaucoup, mais c’est bien. Là, tu vois, j’écoute ce style, quoique ce soit
(Ndlr : de l’ambient). Ça me parle plus en ce moment que du metal, mais j’aime toujours ça. C’est juste que je ressens plus autant le besoin d’en écouter que quand j’étais plus jeune. À cette époque c’était vraiment important pour moi d’en écouter tout le temps. Mais maintenant j’écoute plein de choses. Parfois j’en écoute. Il n’y a pas beaucoup de groupes que j’apprécie vraiment en ce moment. Les basiques, Meshuggah, Gojira, qui sont les deux seuls qui me viennent à l’esprit. Ah, et le nouveau Sepultura est bien.
Sven : J’avais posé une question à Michael Romeo de Symphony X l’an dernier, que j’aimerais également vous poser. Vivez-vous de votre musique, en tant que Devin Townsend, en 2017 ?
Devin Townsend : Financièrement, tu veux dire ? Il faut faire tellement de choses, tu sais. J’ai parlé de cette histoire de cerveau tout à l’heure. Tu dois forcément garder le business en tête. Mais pour moi, c’est plus simple si je bosse avec des gens qui ont cette façon de penser, et qu’ils me disent quoi faire
(rires). Mais on part en tournée, ce qui représente une partie de nos revenus. Mais on doit payer tout le monde. Le merchandising aide vraiment. Mais en réalité c’est quand même difficile. Je suis payé pour d’autres choses aussi. J’ai écrit un livre, je fais des trucs acoustiques. Il y a cette école de création sur Internet dans laquelle je me suis lancé
(Ndlr : The Devin Townsend Creative Academy), on vient de signer un contrat. En fait, pour notre fonctionnement, on doit gagner environ 15000$ par mois. Pour faire ça, je dois me forcer à penser souvent à l’argent. Et je ne suis pas bon pour ça. Mais je ne peux pas continuer à dire ça toute ma vie et faire comme si l'argent n’existait pas. Donc j’ai dû apprendre. J’ai dû apprendre ce qu’est un dividende, j’ai dû apprendre ce qu’il faut faire pour l’assurer. Et avec HevyDevy Records, c'est ce que je dois faire, ce qui est le mieux pour mon avenir, celui de ma femme, de mon fils, pour les salariés, pour le groupe. Mettre ce qui rend les gens heureux en parallèle avec ce qui est le plus raisonnable pour tout le monde. Tout ça fait désormais partie de ce que je fais, je dois y penser. Je pense que les jours où je pouvais me permettre d’ignorer tout cela sont finis depuis longtemps donc… Allons-y !
Sven : L’interview se termine. Avez-vous un mot pour les fans français ?
Devin Townsend : (Réfléchit...) C’est la vie !
(Ndlr : en français dans le texte).
Crédits photos : Rebecca Blissett et Tom Hawkins (www.HevyDevy.com)