Ça y est, Nick Drake est près de toucher le fond, l’abus de drogue et le manque de stabilité autour de lui ne font qu’empirer les choses. Joe Boyd parti, c’est vers John Wood (Nico, Pink Floyd…) que se tourne le guitariste. Trevor Dann, le biographe de Nick Drake, dira de ce duo que c’était la rencontre du musicien perfectionniste et de l’ingénieur perfectionniste. Tout ce perfectionnisme se rencontre sur un disque court, 27 minutes seulement, un dernier effort enregistré en deux heures sur deux jours, à minuit.
Finis les arrangements à rallonge et l’omniprésence de l’orchestre qui écrasaient une partie non négligeable de ce qui fait l’attrait principal de la musique de Drake : les mélodies. Et leur retour sur le devant de la scène n’a jamais été aussi appréciable que sur Pink Moon, dès la première chanson éponyme, on prend de l’émotion par vagues successives. Nick Drake fait tout, ce qui donne l’occasion de s’apercevoir qu’il n’excelle pas seulement à la guitare mais aussi au piano. Déjà "A Place To Be" revient à la mélancolie, à la nostalgie même, tandis que "Road" ressemblerait plus à un rêve et "Which Will" à une longue interrogation.
Les chansons brillantes ne manquent pas, à vrai dire il n’y a même que ça. Même les instrumentaux dégagent une puissance émotionnelle sans précédent, au moins aussi grande que leur simplicité. Car on ne le répétera jamais assez, entre un Five Leaves Left « coup d’essai » et un Bryter Layter dont on en viendrait presque à se demander si Nick Drake a réellement donné son accord pour tant de grandiloquence et d’arrangements pompeux, Pink Moon est en quelque sorte le premier vrai album de Nick Drake. Que dire d’un titre aussi bouleversant que "Things Behind the Sun" qui n’ait pas déjà été dit… Un chef d’œuvre de songwriting qui ne peut laisser indifférent, point d’orgue d’un album, et même d’une discographie à lui seul.
Les plus par rapport à Bryter Layter sont faciles à cerner, mais ceux par rapport à son premier album le sont moins. Certains verront des défauts à ce dépouillement arrivé à son paroxysme : un homme et une guitare, la sophistication laisse place à l’émotion. Pink Moon c’est le chant d’un artiste résigné, dans une ambiance presque malsaine, l’asile n’est finalement pas si loin, il n’y a qu’à lire les paroles de "Parasite" pour s’en rendre compte, l’artiste finit par avoir peur des autres, à se sentir en dessous de tout, et ce n’est pas "Free Ride" qui y changera quelque chose. Un dangereux mélange de paranoïa, de déception, d’aliénation se fait dans ce testament qui sera adressé à sa maison de disques avec la note « Je n’avais pas d’autres chansons… ». Le folklorique "Harvest Breed" et l’enjoué "From The Morning" clôturent une œuvre qui sonne comme l’évocation d’une blessure trop profonde pour rester anodine.
Tout est si simple et facile sur Pink Moon qu’on ne peut qu’être surpris lorsque l’album touche à sa fin. Un voyage trop court, c’est la seule chose qu’on l’on peut regretter sur cet opus intemporel, ce que les anglophones nomment à juste titre « a masterpiece ». Malgré tout cela, l’album ne rencontre pas le succès espéré de son vivant, et cela poussera Nick Drake à se retirer quasi-définitivement de la musique (il enregistrera péniblement quatre autres chansons après ça). Et dire qu’il faudra attendre 2000 et un spot publicitaire d’une célèbre marque de voiture allemande pour que les ventes du disque en cinq ans surpassent celles des presque trente années cumulées avant. Les hommages après sa mort furent nombreux (Danny Cavanagh d’Anathema enregistrera un bon album de reprises en 2005), et même s’ils furent mérités, ils arrivèrent certainement un peu trop tard… « Now we rise and we are everywhere ».