Ah, Russian Circles ! Groupe incontournable pour les fans de post-rock/métal, même si perso j'ai jamais su trop quoi penser. J'ai toujours beaucoup aimé le post-rock / post-métal / post-machintruc, mais peu de sorties de ce groupe en particulier m'avaient, jusqu'alors, réellement marqué. Le split avec These Arms Are Snake sans doute (d'ailleurs au passage si vous ne connaissez pas ce groupe, jetez vous dessus), et puis Stations également, mais finalement je n'avais jamais vraiment ressenti de grandes émotions avec la musique des Chicagoans, que je plaçai toujours derrière les meilleurs morceaux d'un Pelican, d'un Mono, d'Explosions In The Sky ou Godspeed You! Black Emperor (étant entendu que ces deux formations n'ont, elles, rien de post-métal). Mais ça, c'était jusqu'à l'occurrence de ce fabuleux Memorial.
Memorial est tout simplement l'un des albums de post-rock/métal les plus cohérents et touchants qu'il m'ait été donné l'occasion d'entendre depuis pas mal d'années. Plusieurs raisons à cela : au delà du fait qu'on y trouve tout ce qui fait le sel d'un bon album de post-rock (à savoir de la mélodie, de la puissance, des progressions cohérentes, et une ambiance), Russian Circles a en quelque sorte réussi à sublimer la recette, à la condenser, pour en soustraire la quintessence. Un peu comme une sauce qui, si on la laisse mijoter, va gagner en saveur à mesure qu'elle réduit (ouais, j'aime bien manger). Ici, pas de plages de 19 minutes, pas d'interminables montées/descentes comme il est de coutume, ou du moins pas dans les durées habituelles. Le morceau le plus long culmine à 7 minutes (''1777'') , ce qui tient de la quasi-hérésie pour du post-rock. Tout est donc ici plus condensé, et quelque part plus marquant. Ce qu'il perd en durée de vie (37 minutes, encore une hérésie pour une galette de post-trucmuche), Memorial le regagne dix fois en impact et en immédiateté. Cela fera sans doute hurler certains puristes, mais c'est en cassant les codes d'un genre qu'on peut parfois sortir des choses fabuleuses (le premier exemple récent qui vient est celui de Deafheaven, dont l'album encensé par la critique a divisé les fans et s'est attiré l’ire de certains fans de black, pour qui Sunbather commet l'apostasie de mixer sans vergogne black violent et post-rock à fleur de peau).
Mais que les fans de la première heure se rassurent, sur le fond, Memorial est indéniablement un album de post-rock/métal. On en veut pour preuve l'opener ''Deficit'' et sa progression aussi lente que majestueuse, son pont métal bien groovy, son ambiance teintée d'une noirceur palpable (que l'on ne ressentira d'ailleurs que dans peu d'autres séquences de l'album), ou encore ''1777'', sans aucun doute la piste la plus post-rock de cette galette tant son esprit rappelle les classiques du genre, de Tortoise à Mono en passant par Pelican et GY!BE. Difficile également de ne pas évoquer ce qui constitue le cœur de cet album, le terrible enchainement entre la magnifique ''Ethel'', toute acquise à la cause de la mélodie et entrainée par une lead en état de grâce, et ''Lebaron'', avec son groove martial et son caractère nettement plus frontal. La durée de ces deux morceaux ne dépassant pas 4 minutes 30, on est vraiment dans le contrepied de ce qu'on peut normalement trouver sur un album « de style post- ». Du condensé de chez condensé, on vous dit. Mais derrière les compos, il y a les hommes, et notamment un que l'on se doit absolument de saluer sur cet opus. On parle bien évidemment du batteur Dave Turncrantz, dont le son est toujours aussi mis en avant, comme chez Red Sparrowes (choix typique de ces combos).
Aucun morceau n'y échappe, sauf le doux interlude ''Cheyenne'', et l'on regrette vraiment que ce morceau n'ait pas été développé tel une piste à part entière, avec présence de la batterie. Turncrantz est un putain de batteur, c'est le moins que l'on puisse dire. Surdoué, le bonhomme transcende véritablement les morceaux en leur apportant tantôt un fameux sens du groove (''Lebaron'', où chaque frappe semble avoir été pensée pendant des heures), tantôt un jeu de cymbales empreint d'une grande finesse (''1777'' ou encore sur ''Burial''), tantôt des breaks qui semblent véritablement injouables à l'oreille du non spécialiste, le tout délivré avec un son organique, une énergie, et une technicité sans failles. La basse n'est pas en reste, couvrant et secondant parfaitement la lead, et que dire justement des riffs tissés par Mike Sullivan, qui habillent cet album d'atours d'une grande beauté et d'un caractère cinématographique jamais démenti chez Russian Circles. Des riffs somme toute classiques pour le genre, mais superbement pensés et dont les évolutions au sein d'un même morceau laissent rêveur (encore une fois, la somptueuse ''Ethel'' est particulièrement marquante à ce titre). Il n'y rien à jeter sur ce nouvel opus des américains, tout est parfaitement maitrisé de la première note jusqu'à la dernière d'un closer (''Memorial'') tout en douceur, sur lequel la voix discrète et éthérée de la talentueuse Chelsea Wolfe vient délicatement relativiser l'aspect instrumental du groupe. La cerise vocale sur le gâteau post-rock, en somme.
En conclusion, ce dernier opus de Russian Circles surprend par sa concision, par sa beauté, par son immense cohérence et son ambiance aussi touchante que glaciale, ce qui n'est pas un mince exploit. Cet album raconte une histoire, une histoire empreinte d'une forte nostalgie, parsemée d'éclats de fureur sourde, mais qui toujours s'éteint pour laisser place à l'apaisement et au calme. Les montagnes russes, terme dont on qualifie régulièrement les albums de post-rock, n'ont jamais paru aussi séduisantes et faciles d'accès. C'est le dernier point fort de cet opus : son accessibilité. Memorial constitue une parfaite porte d'entrée vers le post-rock, une sorte de synthèse des savoir-faire de cette scène, débarrassée de ses scories les plus récurrentes. Et rien que pour cela, on ne peut qu'applaudir les américains. Un superbe album, et comme le rappelle si bien l'artwork, idéal au cœur de l'hiver.