« La scène stoner française se porte bien », on peut lire cette affirmation (ne voulant pas dire grand-chose au passage) un peu partout ces derniers temps. Le résultat d’une succession de bons albums et de groupes qui poussent comment des champignons (hallucinogènes, on parle de stoner) un peu partout dans l’hexagone. Outre cette nouvelle vague, les vétérans eux sont là depuis longtemps : Loading Data, Abrahma, Mars Red Sky, Mudweiser…La liste est longue ! Et la qualité est au rendez-vous. Le style sous représenté naguère dans nos contrées y trouve enfin ses lettres de noblesses, grâce à des groupes possédant une «patte », une originalité essentielle pour se démarquer de la masse heavy rock. En tête de liste : Black Heat Shujaa.
Formé en 2008 à Paris, le groupe vient de sortir successivement un LP (de qualité) et un album tous deux enregistrés dans le Sanctuary, studio de Scott Reeder (le bassiste de Kyuss et d’Unida, pour les incultes) situé en pleine cambrousse californienne. Cadre d’enregistrement collant parfaitement avec la musique et les ambiances du groupe. Si on ne devait associer qu’un seul qualificatif à cette musique, celui-ci serait sans hésiter : psychédélique. Mais attention, le vrai psychédélisme, celui que l’on retrouve autant dans la structure des morceaux, le son que dans les thèmes et les paroles. Pas seulement trois petits effets sur une guitare et puis s’en va. Preuve en est la première piste : un poème introductif écrit et clamé par Ron Whitehead, «le dernier des beat poets », si ce n’est pas une preuve d’authenticité, ça ! S’ensuit le premier morceau, et c’est parti pour dix minutes de folie narcotique dans la face. Basse et batterie au groove hypnotique, rythmes orientaux, guitares planantes et entêtantes à la fois. Rare sont les morceaux de rock psyché atteignant un tel niveau. Les instruments brodent autour d’un thème, entremêlent les riffs, les mélodies sans une seconde paraître pompeux ou ennuyants. Gardant le groove comme maître-mot. Et la voix, ah quelle voix ! Possédée, elle vient se poser à la perfection sur la musique du trio, Thomas Bellier faisant à nouveau preuve de son talent pour incarner un gourou chamanique appelant à la trance. Puis vient le break, à 4min45. LE break ultime, celui qui fait passer un morceau de très bon à bombe cosmique, qui vous prend aux tripes et vous fait heabanguer en rythme instinctivement.
Bref, parler de ce morceau pourrait très bien occuper toute la place restante dans cette chronique, mais ce serait une injure à la suite de l’album, notamment au titre suivant "The Obscurantist Friend" et sa deuxième partie. "Shadows" reprend là où les choses s’étaient arrêtées, même riff que celui ayant clos le titre précédent, mais plus lancinant cette fois. De même pour le chant, presque chuchoté dans un premier temps. Le pied d’enfer prit antérieurement se poursuit pendant huit minutes, huit minutes parsemées de bonnes idées et se clôturant sur un orgasmique solo de guitare. De bonnes idées, cet album en est rempli, des petits détails savoureux comme ces petits licks de basse diaboliques dans "The Obscurantist Friend", ses accords tout droit tirés du surf rock dans "Society of Barricades"… Parlons d’ailleurs de ce morceau construit sur le même schéma que les précédents - mais ne souffrant pas d'une once d’un phénomène de déjà entendu - "Society of Barricades" occupe le podium des meilleurs titres de l’album, avec au milieu un autre de ces break divins, et une alternance sur les dernières minutes de tempo doom et rapide. Le travail de compo est vraiment à souligner chez Blaak Heat Shujaa, chaque partie s’imbriquant parfaitement dans l’autre, chaque couche sonore ayant sa place dans cet édifice psychédélique. Leur musique n’a au final rien de très complexe, pas de structures alambiquées aux rythmes math-rock, pas de cassures rythmiques toutes les 30 secondes, mais reste exceptionnellement dense. L’impression de se prendre un pavé dans la gueule et bien là, et hébété, il nous laisse subjugué à marmonner : "mais qu’est ce que c’est que ça"
« Mais qui est-ce qui chante, là, sur Pelham Blue ? » vous demanderez vous. Cette voix particulière, tout à fait dans le ton pour Blaak Heat Shujaa, eh bien ce n’est rien de moins que celle de Mario Lalli, chanteur dans le légendaire Yawning Man, un des pères du Desert rock. Et ouais, ça le fait hein ? Ca le fait, sans aucun doute. Portée par sa voix rauque, puissante et fragile à la fois, le titre prend une ampleur quasi spirituelle, et aère un peu l’écoute avant d’entamer le dernier pavé de gloire. "Land of the Freaks, Home of the Brave", et son putain de solo de guitare venant squatter mon top en la matière. Outre ce solo, chaque lead, chaque riff de gratte tient du génie, tout est parfaitement placé, jamais trop long, et le groupe fait preuve de maturité, sachant laisser une place royale à la basse et à la batterie. Certaines parties ne sont occupées que par ce couple sacré, nous laissant le loisir d’admirer leur talent et leur complémentarité. The Edge of an Era est donc un excellent album de rock psychédélique, comme on en trouve peu à notre époque. Intense, mais malheureusement un peu court. Enfin, à première vue, car force est de constater que les titres se ressemblent, tournant autour des mêmes sonorités, des mêmes gammes et des mêmes mélodies, d’où son homogénéité. Une longueur excessive aurait donc pu lasser, tandis que le choix fait ici convient tout à fait, chaque morceau ayant sa place et n’en occultant aucun autre.
La question qui vient se poser légitimement est donc la suivante : le groupe ne risque-t-il pas de se répéter à l’avenir ? Un simple coup d’oreille sur le maxi sorti il y a peu ou sur sa première production rassure néanmoins : Blaak Heat Shujaa a plusieurs cordes à son arc, et ne s’est attelé à peaufiner qu’un aspect de sa personnalité ici. Point de mélodie Moriconnienne, peu de Surf music, le trio a encore des cartouches. Espérons qu’ils sauront nous les décocher à l’avenir.