La découverte, la claque dans la gueule. L'annonce, les promesses... L'attente. Le fantasme, l'espoir. La peur, les doutes. L'attente, encore. L'annonce définitive, l'envie, la frustration. Le jour tant attendu qui enfin arrive. L'impact visuel, tout d'abord, puis finalement, l'écoute. Et ce torrent d'émotions accumulées pendant deux ans de revenir à la charge tandis que le son s'écoule. Deux ans d'émotions balayées en une écoute. Pour laisser place à de nouvelles.
Dire que ce premier album de My Own Private Alaska était attendu tient vraiment de l'euphémisme. On le savait, la rencontre entre les Toulousains et le producteur Ross Robinson a eu un impact impressionnant, tant sur le plan musical qu'humain. Remises en question, dépassement de soi, changements majeurs en terme de son, évidemment, ruptures et partis pris en terme d'interprétation, d'expression. Adieu les étendues glacées de cet îlot perdu quelque part en Alaska, adieu la pureté blanche, le froid et l'impact direct dans la gueule que l'on a connu sur l'EP éponyme. Voici désormais une place désaffectée, insalubre et sombre où le nihilisme est abandonné au profit d'une catharsis qui n'épargne personne, à commencer par trois musiciens qui vivent plus qu'ils ne jouent leur musique, comme dans une purge salutaire et désespérée, qui finit par éclater sur l'auditeur, prisonnier d'un univers oppressant et malsain. Et pourtant, Dieu que cette horreur est belle.
S'il est une entrée en matière qui fait mal et résume Amen, c'est définitivement "Anchorage", le titre d'ouverture. Nous sommes ici dans un crescendo à degrés multiples. Musicalement, l'ascension est longue et prend son temps : Tristan égraine ses arpèges tandis que Yohan agresse ses fûts avec une retenue qui en dit long sur ce qui va suivre, comme s'il fallait à tout prix garder des forces, ne pas tout donner tout de suite. Se réserver, malgré l'envie, le besoin de tout lâcher, s'exploser, se tuer à la tâche. Et Milka de prendre la même direction, mené par un texte dont l'impact, à l'instar de la musique, gagne en puissance, jamais mis à mal mais au contraire mis en valeur par les breaks, jusqu'au climax libérateur où tout est enfin permis : une libération corporelle et mentale, avant de tenter de reprendre quelques forces pour une conclusion difficile, comme l'avoue la voix de Milka une fois la musique finie : « Tu sais, je suis crevé. Je ne ressens plus aucune force... à la fin du morceau ».
Et pourtant, de la force, il en faut pour enchaîner sur un "After You" qui renoue avec l'effet « Pan dans ta gueule » que l'on connaissait chez le groupe. Martial et rageur, le morceau est en plus un modèle d'efficacité, à l'instar de "Broken Army" au groove catchy et presque hip-hop. Il en faut aussi pour se lâcher sur un "Amen" qu'on sent éprouvant et hypnotique (Yohan qui perd les pédales en criant un « Un, deux, trois, quatre !» après un break) ou sur cette sorte de valse amoureuse et malsaine qu'est "Just Like You and I". Il faut aussi et surtout une sacrée paire de baloches pour casser et reconstruire avec un visage parfaitement neuf des compositions qu'on aurait pu croire posées comme définitives, des compositions auxquelles on a pu s'attacher. Car "Die for Me", "I Am an Island", "Kill Me Twice" et "Page of a Dictionnary", seuls rescapés de l'EP, ont terriblement changé et ce sur bien des plans - musical, expressif, sonore... - s'incorporant sans tâche dans la continuité de l'album.
La comparaison entre My Own Private Alaska et Amen fait se rendre compte de l'importance et de l'influence qu'a eu Ross Robinson sur le trio. L'exemple le plus flagrant est le chant de Milka. Celui-ci a gagné en diversité, tantôt hurlé, tantôt parlé voire parfois geint, mais gagne surtout en expressivité là où il perd en impact direct, principalement sur les titres présents sur l'EP. Les textes prennent une place plus importante de par cette nouvelle interprétation, plus nuancés, plus intenses... plus vécus par leur auteur, ce qui renforce le côté malsain de l'album pour peu qu'on se penche sur les lignes. Robinson oblige, le son est un délice de saleté et d'authenticité, parfois parsemé de petits détails qu'on ne détecte qu'après plusieurs écoutes. Les effets sont présents sur la voix tout comme sur l'ensemble de la musique (les notes piano se transformant alors en nappes voire en drones), dégradant, coupant, comme si l'on s'était amusé à prendre la bande définitive de l'album pour la frotter sur un mur un béton afin d'en extirper quelques derniers morceaux de douleur.
Ces deux années d'attente sont-elles récompensées ? La réponse est affirmative. Non pas qu'Amen soit un album parfait. En effet, les partis pris sont tellement présents qu'il est quasi impossible que chaque parcelle de son remporte l'unanimité. Et pourtant, les rares instants que l'on pourrait qualifier de faiblesses ne sont que des nuances une fois inscrits dans ce grand tout. Comme le dit Tristan à la fin du tordu et avant-gardiste Ode To Silence, « Merci ».