On le sait bien : nul ne sert d’acheter sa musique au kilo. La qualité primera toujours sur la quantité et, au ratio plaisir/longueur d’une rondelle, tout le monde souscrira sans peine à l’adage maternel : « mieux vaut une courte qui frétille qu’une grosse qui roupille. » Pourtant, à l’heure d’enfourner la première offrande des Living Colour depuis six ans – Living Colour ! pionniers et Grands Négus du crossover doré sur tranche ! – puis en voyant s’afficher « 42 minutes et des poussières » au compteur, difficile de retenir un : « Putain : y a pas intérêt à avoir de déchets… »
Le suspens ne durera guère. Passées les quatre premières chansons, la cause est entendue : ce ne sera pas un grand album de Living Colour… au sens figuré, cette fois. Tous les éléments sont pourtant là : Corey Glover au gosier d’or, phénoménal, même si son timbre a gardé l’étrécissement parfois nasillard de Collideoscope ; le toucher magique de Vernon Reid, plus bidouilleur que shreddeur sur cette galette ; la basse martyrisée de Doug Whimbish… Tous les éléments sont là… et pourtant, allez savoir pourquoi, l’engin décolle péniblement. Les ailes s’agitent, mais elles semblent un tantinet trop courtes, presque engoudronnées. Peut-être à cause du son, qui frappera d’entrée les oreilles habituées : posées sur la batterie crue, précise, voire carrément sèche de Will Calhoun, les guitares et la basse s’étalent en effet dans un bouillonnement gras, bourbeux, dont le côté « garage travaillé » peut rappeler l’Era Vulgaris des tarlouzes paléolithiques. Une production bâtarde, en somme, qui peine longuement à trouver son équilibre, et donc son unité. Autre point : les bidouillages. Habituellement, les traitements électroniques, samples et autres zigouigouis sonores donnent un liant, une profondeur, une richesse de texture à la musique. Ici, l’effet semble curieusement mitigé, pareil à ces ébauches à la mine de plomb, dont on entreprend volontairement d’estomper les contours en barbouillant du doigt. Fausse bonne idée par excellence, le résultat paraît moins texturé qu’un peu sale, et les contours – ici les riffs, les accents sur les refrains – semblent émoussés avant même d’être entendus.
Mais peut-être le groupe est-il avant tout victime d’une légère méprise ? Living Colour a conquis le monde aux commandes d’une fusion funk-soul-metal certes engagée, mais toujours lumineuse, carrée, et dégageant en dernier lieu des « positive vibrations ». Or, c’est un groupe sombre et remonté qui déboule sur ce Chair In The Doorway. La montée tout en volutes d’encens du premier titre, portée par un breakbeat en crescendo constant, finira par convaincre avec le temps ; difficile pourtant d’accrocher à la « noirceur » des trois titres suivants, et ce malgré les écoutes répétées. Peut-être est-ce la faute du son, oui… Mais peut-être est-ce également le fait d’un manque partiel d’inspiration, comme sur ce "Decadance" « honnête sans plus », et dont les mélodies peinent à marquer… Plus généralement, il semble qu’il y ait un problème de durée, d’aboutissement : la disco-dark de "Young Men", ou la charge impaire de "The Chair", bien qu’intéressantes, s’achèvent abruptement avant la barre des trois minutes, et laissent une impression frappante d’inachevé. Il semble qu’il y manque au moins un break, un développement, et que le titre s’évanouit d’un coup, comme une répèt’ laissée en plan. (À entendre les coups de cymbales retomber dans le vide, on s’attend presque à voir le batteur se lever pour proposer : « Je verrais bien un solo de guitare, à ce moment-là – vous en pensez quoi ? »)
La théorie de la durée, pour terre-à-terre qu’elle paraisse, semble malheureusement se confirmer avec la suite. À partir du cinquième titre, en effet, la donne change radicalement : "Method" est certes une chanson sombre, peut-être même la plus noire de l’album – mais c’est un tube indémontable, avec un beat, une ambiance, des mélodies d’une évidence à tomber par terre. Comme par hasard, c’est également le premier morceau sur lequel le groupe laisse respirer sa musique, et prend le temps de développer ses idées durant quatre minutes trente. Coup de canon isolé ? Que nenni, au soulagement général. Passé "Method", la galette connaît en effet comme une seconde jeunesse, en même temps qu’un souffle de légèreté. Les bombes vont alors s’enchaîner sans coup férir jusqu’au bout du CD – et c’est là, précisément, que réside le nœud du problème. Lorsque Living Colour s’essaye à la castagne et tente de montrer ses biscottos, il s’embourbe (exception faite de "Out of Mind" en fin de parcours, dont la richesse de riffs et l’interprétation au taquet renoue avec les meilleures trouvailles du groupe). À l’inverse, lorsqu’il s’aventure vers le mélodique et la pop – exercice plus casse-gueule a priori – Living Colour fait paradoxalement mouche, et ses rides, toute la fatigue de ses trente années de carrière, semblent s’évanouir comme d’un coup de baguette.
Véritable « second départ du CD », on se régalera donc du limpide "Behind the Sun", avec son gimmick multicolore et papillonnant ("Week-End à Rome" en accéléré ?), boosté par le pillonnage sans faille de Whimbish. Plus conventionnelle, mais pas moins efficace, "Taught Me" enfonce le clou rayon « pop-fusion qui tue », contredisant par sa facilité d’écriture et son immédiateté mélodique le démarrage souffreteux de l’album. Pire : la chanson "Asshole", injustement dotée d’un titre ridicule et rejetée en bonus-track, constitue un vrai bon morceau de pop-rock, presque un single potentiel, et confirme que cette touche est bien la plus brillante, la plus réussie dans l’ample palette du combo. Mais ce n’est pas tout : si l’arc-en-ciel a pris son temps pour s’éployer, les surprises n’en deviennent que plus savoureuses et colorées. Deux blues hybrides nous attendent en effet au plein cœur du CD : "Hard Times", valse-blues hivernale dont les arpèges scintillent en corolles ; puis l’imparable "Bless Those" (appelée "Either Way" dans le Live In Paris, et chantée alors par Whimbish), monstre de bonne humeur décalqué au slap, et preuve tardive que les Living Colour sont bien les lointains rejetons d’un Hendrix décongelé. La boucle est bouclée sur une chanson trippante et mystique, "Not Tomorrow", où les ébauches de sitar et la litanie presque hindoue de Glover closent le CD comme "Nova", six ans plus tôt, pouvait clore Collideoscope.
Vernon Reid parle du « meilleur CD de leur carrière… ou du moins : du plus homogène. » Par la force des choses (42 putain de minutes !), l’album est en effet ramassé, compact : mais il n’est homogène, ni sur le plan des couleurs, ni au niveau de la qualité. Le premier point est bien sûr une bonne chose – on parle de fusion, ici ! Le deuxième point, hélas, nuira sans doute à la durée de vie du CD… Plus triste : ce premier tiers raté fera peut-être passer au large des merveilles de fin d’album. Ce serait dommage, et même criminel : après tout, même s’il a le souffle court, le Living Colour cru 2009 est encore capable de grands frissons. À chacun d’y trouver son compte, en démêlant le « simplement cool » du « puissamment bon ».