Il est 2H du mat’, vous n’avez rien à faire, vous avez froid, vous n’avez plus d’amis et vos réserves d’alcool diminuent à vue de verre. Que faire? Ecoutez Sigur Rós. Plus sérieusement, comment voulez-vous que je chronique un truc pareil? C’est tout juste si c’est de la musique, ça! Alors Sigur Rós… Bon, c’est Islandais. Je crois que ça suffira à résumer le groupe. C’est Islandais, donc c’est bizarre, c’est plein de trucs qu’on ne retrouve nulle part, c’est original tout en restant très accessible, c’est beau, mais surtout, c’est extrêmement bien foutu!
Le point fort de Sigur Rós c’est sûrement ça. Ce ne sont pas tant les mélodies, le planant ou l’originalité, non, c’est la composition! Quel que soit le style qu’ils prennent pour cible (electro-pop, post-rock ou plus généralement ambient), ils arrivent à atteindre un degré de maîtrise qu’on retrouve chez peu de groupes. Tout dans les harmonies, les agencements et les constructions est travaillé de manière hors pair. Aucun morceau ne laisse un sentiment de « vite composé » sur cet album: traquant la complication, distillant des douzaines d’instruments (synthétiques ou non) chargeant d’électronique et d’effets, et tout cela sans jamais surcharger leurs morceaux, nos Islandais brillent par leur indéniable talent à nous concocter des titres très soignés, et composent un Ágætis Byrjun qui ressemble à une ode au perfectionnisme. Allant fouiner dans les portraits les plus abstraits, cherchant LE détail qui tue (je ne vous raconte pas les subtilités que l’on découvre au casque), n’hésitant pas à intégrer des chapelets de samples, parfois anodins, mais qui ne tombent jamais comme un cheveu sur la soupe, la construction d’un seul de leur morceau est plus complexe que celle de toute la discographie du premier groupe venu.
Et quel que soit la genre abordé, le groupe s’en sort. Les morceaux peace et reposants ("Starálfur", "Svefn-g-Englar"…) n’arrivent pas à devenir ennuyeux, même quand on les étire durant dix minutes trente ; les morceaux un peu plus punchy ("Ný Batterí", "Hjartað Hamast (Bamm Bamm Bamm)") quant à eux restent parfaitement dans la lignée ambient et ne vous réveilleront pas, même lors des brefs passages où la batterie s’énerve (c’est beaucoup dire). Sachant se faire protéiforme, le groupe est malheureusement bloqué dans son élargissement par une « Sigur Touch » qui rend les morceaux du skeud très proches, dans la même lignée, même lorsque l’on sent une tentative de la part du groupe de violenter l’auditeur en passant du coq à l’âne. C’est à la fois un avantage et un inconvénient, mais ce n’est certainement pas un défaut pour autant! Quoi qu’on en dise, un vieux relent de Radiohead période Kid A/Amnesiac est plus que senti sur certaines pistes. Parfois très pop, parfois plus inquiétant (Avalon remporte ici la palme de la bizarrerie), tout sied à Sigur Rós et Sigur Rós sied à tout.
Les compositions proprement bluffantes en milieu de disque n’ont pas fini de faire parler d’elles… Flugufrelsarinn montre une prestation impressionnante de la part de Birgisson, ce type chante comme personne, il alterne en douceur et sans douleur entre les nombreuses voix qu’il a créées, et fait résonner toute sa palette d’aiguës dans une interprétation qu’on dirait prête à exploser. Quand arrive "Ný Batterí" et son étrange introduction aux vents, on hésite entre admirer et pleurer devant une écriture aussi sensible et une profondeur affective qu’atteint trop rarement la musique, comme répondant au souffle contenu durant la première demi-heure, le groupe s’autorise enfin à éclater et tous les instruments se laissent guider par une formidable batterie en étouffé, pour le moment le plus mystique du disque, pour lequel je ne trouverais jamais d’adjectif descriptif tellement la grâce qui s’affiche durant ces trois petites minutes empêchent de rester lucide et de se dire qu’il ne s’agit que de musique.
Suivi par un "Hjartað Hamast (Bamm Bamm Bamm)" gonflé à la percussion, qui voit apparaître de nombreux instruments insolites, forgé sur une ligne de basse simpliste mais qui fait mouche, le morceau se hisse au niveau du précédent. On pourrait presque danser dessus s’il n’y avait pas ce break océanique qui venait déchirer la mélodie pour repartir comme il est venu… La fin du disque est malheureusement moins fouillée. Si "Viðar Vel Tl Loftárasa" reste très beau, toujours finement composé et renforcé par une belle intervention au piano, Olsen Olsen par contre laisse un goût amer… Débutant par une excellente introduction à la basse où la guitare vient délicatement se poser, tout fout le camp au milieu du morceau, où des chœurs un brin pathétiques viennent défigurer ce qui devait être une sorte de chant fédérateur… Le passage le plus foireux du disque. Le morceau-titre vient sauver le bateau en proposant une jolie ballade acoustique plus simplette mais très fraîche, où on entend même les doigts glissés sur le manche de la guitare.
Si ce disque est loin de la perfection, il en a l’ambition. Parfois un peu trop dispersé, parfois un peu trop Rós-ien, il manque quelque chose à Ágætis Byrjun pour être un grand disque. Mais n’allez pas croire qu’il ne vaut pas qu’on y jette une oreille, la finesse des compositions et le travail apporté sur les harmonies sont tels qu’il est un exemple de « travail bien fait » dont commencent déjà à s’inspirer de nombreux groupes qui tentent d’apporter leur contribution à ce nouveau style (en faisant quelque chose de très laid, bien entendu). Mais n’est-ce pas à cela qu’on reconnaît un grand groupe? Si ceux qu’il inspire font de la soupe en tentant de lui ressembler, c’est que Sigur Rós ne doit pas être facile à singer, donc ce qu’il fait ne doit pas être si simple que ça… Une preuve certaine de talent. CQFD.