On se souvient toujours de ses premières fois : premier amour, première expérience charnelle… Lorsque l’on est soudain confronté de nouveau avec ce passé alors qu’on ne s’y attendait plus du tout, on est souvent déçu par la réalité qui n’est pas aussi belle que dans notre souvenir, à moins que la nostalgie suffise à sublimer artificiellement le passé dont on ne voit alors plus que les bons côtés. Mais il arrive aussi parfois que la jeune fille mignonne et sexy de notre adolescence soit encore plus belle aujourd’hui. C’est la même chose pour un premier coup de cœur musical…
Inutile de revenir en détails sur l’histoire de cet album, le plus cher de l’histoire du rock (on parle de 20 millions de dollars dépensés en partie par Geffen puis par Axl Rose lui-même), ou sur les 15 années d’attente émaillées du départ de tous les membres du groupe original, sur les nombreux producteurs, studios et sur les innombrables musiciens impliqués (un coup d’œil sur le line up suffit)… les attentes engendrées par Chinese Democracy sont inédites à ce jour. Autant évacuer d’entrée ce point noir: aucun album de rock ne peut être à la hauteur de ça. Rien ne justifie de telles sommes dépensées, rien ne permet de jouer ainsi avec la patience des fans pendant si longtemps. Il est donc extrêmement facile de cracher sur ce disque avant même de l’avoir écouté, les nombreuses critiques à son encontre en sont la preuve. Alors soit on l’aborde en se disant « Axl a intérêt à avoir réalisé l’album du siècle pour se faire pardonner » et on ne peut qu’être déçu, car Chinese Democracy n’est pas le meilleur album de tous les temps, c’est un fait. Soit on essaye de prendre du recul et de juger l’album pour ce qu’il est le plus objectivement possible, comme votre serviteur a essayé de le faire. Une fois les œillères enlevées la réalité saute aux yeux : on a affaire ici à quelque chose de grand.
Des bruitages, une foule au loin, un riff de guitare qui nous taquine avant de réellement démarrer, accompagné d’un cri perçant de la diva Axl. Voila comment commence "Chinese Democracy", la chanson et donc Chinese Democracy, l’album. Un titre rock assez musclé, qui n’a rien d’exceptionnel mais qui permet d’introduire certains éléments qu’on retrouvera sur tout l’album : le son est très réussi (le contraire aurait été invraisemblable), puissant mais clair, moderne mais chaleureux, et les guitaristes abattent un boulot exceptionnel. Un premier solo mélodique et plutôt bluesy signé Robin Finck rassure les nostalgiques de Slash et des 80’s avant que le deuxième nous propulse tout droit au 21eme siècle par sa modernité et la virtuosité de Buckethead. Les rôles des guitaristes resteront à peu près les mêmes : à Finck la tâche de faire perdurer une certaine tradition, à Buckethead (et Bumblefoot son remplaçant) celle de rendre le groupe innovant « guitaristiquement ». Et le plus important : tout ça s’enchaine très bien et ne choque pas. La voix d’Axl Rose ne se dévoile pas tout de suite, il se contente sur ce titre d’un chant puissant restant dans un registre assez sobre. Quelques paroles plus polémiques que réellement politiques (on est loin des revendications à la Rage Against The Machine par exemple) suffisent à créer le scandale et à faire interdire l’album en Chine.
Pourtant au niveau des mélanges de styles on n’a encore rien vu. "Shackler's Revenge" accumule une intro purement indus que n’aurait pas renié Nine Inch Nails et un rythme disco (oui, oui disco) sur son pré-refrain. Tout ça sur un titre musclé très efficace, sur lequel Axl commence à enchaîner les différents registres vocaux qu’on lui connaît avec classe. Le premier grand moment arrive avec "Better". Passée l’intro surprenante (voix douce sur arpèges et rythme hip hop), on a affaire tout simplement à un pur tube diaboliquement accrocheur, avec une mélodie délicieusement nostalgique sur les couplets et un refrain plus musclé. Encore une fois, solos de guitare et chant sont exceptionnels. "Street of Dreams" (anciennement connue sous le nom de "The Blues") est le type de ballade douce amère au piano que l’on s’attendait à trouver en masse sur l’album, dans la lignée de "November Rain" ou "Estranged". C’est pratiquement la seule finalement, et c’est peut être le seul morceau de l’album sur lequel joue de façon positive une certaine nostalgie, lorsqu’Axl ressort sa voix écorchée sur de simples notes de piano.
Car de nostalgie il n’est pas question ici. "If the World" le prouve en étant la compo la plus surprenante avec ses rythmes syncopés, sa guitare acoustique et ses orchestrations pompeuses. Pas la plus grande réussite de l’album cependant, car lorsqu’Axl va trop loin dans l’expérimentation il se fourvoie quelque peu (on se souvient des atroces et purement indus "Oh My God" et "Silkworms" joués en tournée mais heureusement écartés de l’album). Il atteint en revanche le sublime lorsqu’il trouve la formule parfaite, en enrichissant son hard rock de multiples influences sans jamais perdre de vue l’identité de groupe de rock qu’est Guns N’ Roses. Ainsi "There Was a Time" a un côté BO de film avec ses orchestrations qui montent en puissance et un sublime solo bluesy de Robin Finck (un de plus !) qui illumine cette très belle chanson en quelques notes. "Catcher in the Rye" surprend par sa légèreté presque pop et la bonne humeur qui s’en dégage, à l’inverse de ses paroles plus profondes qu’elles n'y paraissent. Alors qu’il a travaillé sur ce morceau en studio Brian May n’apparait malheureusement pas ici, mais le solo final de Bumblefoot mêlé au chant d’Axl vaut le détour. "Scraped", tout comme "Shackler's Revenge", est un pur titre de hard rock rageur enrichi à l’indus qui fonctionne parfaitement. "Riad N’ the Bedouins" fait figure quant à lui d’hommage à peine déguisé à Led Zeppelin tant les similitudes notamment avec "Immigrant Song" sont flagrantes.
La fin de l’album est magique, et "Sorry" en est l’une des plus grandes réussites. Sur un tempo lent une ambiance pesante et désabusée s’installe alors qu’Axl règle ses comptes (« I’m sorry for you, not sorry for me ») avec ses anciens musiciens, la presse, les managers, les maisons de disques et lui seul sait qui d’autre. Buckethead prouve ici que son jeu aussi est bourré de feeling. "I.R.S." et "Prostitute" sont d’autres bons exemples de ce que crée le groupe aujourd’hui : modernes, loin de la folie hard rock des débuts mais toujours basés sur les guitares, n’hésitant pas à mêler orchestrations ou rythmes hip hop. "Madagascar" laisse une place prépondérante à ces fameuses orchestrations et est mise en valeur par un passage central assez poignant constitué d’un collage de samples de discours ou d’extraits de films. Reste le cas "This I Love", simple ballade au piano rehaussée d’orchestrations, bref une figure de style assez classique. Axl réussi à en faire LE grand moment de l’album, par l’émotion grandiloquente et totalement décomplexée qu’il dégage dans son chant. On n’a plus entendu une telle verve dans ce genre de morceau depuis très, très longtemps, depuis les grandes heures de Freddie Mercury en fait. Et bien entendu le solo de Robin Finck est une fois de plus parfait. L’album aurait pu s’arrêter là, car "Prostitute" paraît bien fade placée juste après ce chef d’œuvre, mais ce n’est qu’une question de tracklisting.
Loin de jouer la carte de la nostalgie, Axl Rose a créé une musique moderne, extrêmement riche et variée, sans complexe et surtout très ambitieuse, sans pour autant perdre son identité. Le résultat est intemporel et finalement assez fidèle à l’esprit Guns N’ Roses. Seul le côté punk des débuts a totalement disparu, le reste est toujours là, y compris l’aspect bluesy, mais se retrouve enrichi de nombreuses influences qui ne dénaturent jamais l’essence du groupe. La démarche peut évoquer celle de Queen, qui n’hésitait jamais à s’attaquer à tous les styles tout en gardant sa personnalité. Les râleurs n’ont qu’à retourner écouter le médiocre Velvet Revolver… Axl Rose les emmerde, il a réalisé ici une œuvre qui le fait entrer au panthéon des plus grands.