And here comes Brian Eno! Vous ne pouvez pas savoir comment je suis ravi de vous parler enfin de cet énergumène. Une sacrée tête pensante, « non-musicien » (selon ses propres dires), propagateur de la musique « ambient » qu’il illustrera par des disques ennuyeux ou fascinants (voire les deux à la fois), grand amateur de hasard, qu’il mettra à l’œuvre aussi bien dans ses propres compositions que dans leur interprétation même (voir ses Oblique Strategies, avec lesquelles il mettait ses musiciens à l’épreuve). Mais surtout, Eno fut l’un des premiers (dans la musique rock tout au moins) à penser d’abord en termes de sons et d’espace, et à pousser cette logique dans ses derniers retranchements: faire de la musique comme on peint une toile, par petites touches, emplir certains espaces, en laisser d’autres vierges, s’amuser des formes et des couleurs, puis laisser, enfin, au spectateur la libre interprétation de ce qu’il est en train de contempler.
Mais tout cela, fin 1973, n’est pas encore la première préoccupation d’Eno. Encore fortement marqué par le glam rock, et venant à peine de quitter le navire Roxy Music, il lui prend l’envie de faire un album qui décoiffe. Et c’est avec plaisir qu’il reprend son rôle de "bidouilleur", cette fois sans aucune contrainte: sur ce Here Come The Warm Jets, le sieur Brian se pose carrément en bâtisseur de cathédrales soniques. Une bonne moitié des titres de ce recueil est basée sur un crescendo intrépide, où divers bruitages, instruments traités et autres couches sonores s’empilent les uns après les autres, parfois pour aboutir à un joyeux bordel: ("Driving Me Backwards", complainte sinistre et angoissante basée sur deux accords de piano) ou, au contraire, en partant d’une pure cacophonie pour aboutir à une pièce d’une parfaite cohérence, et c’est ce que parvient à faire le morceau-titre, plage quasi-instrumentale d’une maîtrise hallucinante, à la construction absolument parfaite, au thème principal obsédant, où tout n’est que matière sonore déstructurée et transformée, malaxée, recomposée pour un résultat sidérant. Cette pièce fut mon premier contact avec la musique d’Eno, et je n’ai pu faire autrement que de me la repasser en boucle, tellement ça m’avait accroché... Cela reste un de mes plus grands chocs musicaux.
Nous disions donc... Crescendos. Oui, d’accord, mais pas toujours. Il arrive aussi que tout nous pète à la tronche dès le départ: c’en est ainsi pour le déjanté "Blank Frank" (qui ne convainc cependant pas tout à fait), et plus particulièrement le morceau d’ouverture, "Needles In The Camel’s Eye" morceau power-pop (eh oui!) dément où une armée de guitares complètement défoncées vient nous exploser les tympans, tandis qu’Eno joue les Pierrot Lunaire en s’affublant d’une voix de fausset... Jouissif, il n’y a pas d’autre mot. Ce ne sont pas tous les albums du monde qui démarrent par une note aussi forte.
Mais ces "cathédrales soniques" dont nous parlions, pour qu’elles soient réussies, il est nécessaire que les matériaux les constituant soit eux-mêmes de bonne qualité... Mais ce n’est pas un problème: avec ce disque, l’ex-Roxy Music montre qu’il n’est pas qu’un simple traficoteur, et que lui aussi peut trousser des compositions redoutables. Mélodies pop sucrées et pas si innocentes que cela, que l’on sent héritées d’écoutes répétées du Velvet ("Cindy Tells Me", "Needles..."), thème pianistique d’une candeur irrésistible ("On Some Faraway Beach") ou nettement plus sombre (le déjà cité "Driving Me Backwards"). Tout cela n’est pas 100% original, mais à l’exception de deux ratages vers la fin de l’album, c’est loin d’être ridicule devant les compositions des deux premiers Roxy, même si Eno fera beaucoup mieux (et plus subtil) sur les albums suivants. Et sa voix, encore assez nasillarde et maniérée, pourra rebuter certains.
On tient les matériaux... Et les bâtisseurs, les ouvriers, ils ont de la gueule? Vous pensez! Non content d’être épaulé par ses ex-collègues de Roxy Music (sauf Bryan Ferry, évidemment), l’ami Brian s’offre les services de Chris Spedding, mais surtout les deux hommes du King Crimson période Larks’: j’ai nommé John Wetton et l’immense Robert Fripp, avec lequel il avait collaboré l’année précédente pour le projet "No Pussyfooting". Voilà qui apporte un énorme plus aux compositions présentes! Car le père Fripp est sacrément déchaîné sur cet enregistrement, et sur les trois morceaux auxquels il collabore, le plus déterminant est certainement le cinglé "Baby’s On Fire": tandis qu’un bazar cosmique s’agite en arrière-plan, il fait parler la poudre durant près de trois minutes, se montrant d’une perfidie inhumaine, prolongeant la douleur, atteignant des notes impossibles... Son jeu a rarement été aussi saignant, hargneux, même au sein du Crim’; et c’est un réel bonheur.
Encore une fois, donc: ceci n’est pas un album ambient. Ici, ça décoiffe et ça déménage. Et ça fait du bien par où ça passe. Il n’empêche qu’Eno possède déjà en partie cette science de l’aménagement de l’espace sonore, des silences, des progressions, des constructions... Une science (ou un art?) qu’il mettra bientôt en pratique sur des oeuvres plus tranquilles.