La conservation du patrimoine national. La musique metal norvégienne est l’une des seules à utiliser ses racines historiques, folkloriques et mythologiques comme support à son art, comme le rapporte l’anthropologue Sam Dunn. Lumsk revit les contes sur Troll. Burzum utilise les peintures de Theodor Kittelsen (qui a aussi illustré plusieurs contes mis en musique par Hardingrock), Windir celles de Adolph Tidemand et Johan Dahl. Enslaved nous initie à la mythologie nordique. Et Hardingrock ? Le trio nous initie à la musique folklorique norvégienne et aux contes mis en poème du Hardanger, Hallingda et Telemark.
Det var et Spil, som dued:
Det klang som vred Mands Ord,
Som Hug af staalsat Bile,
Og som Næveslag i Bord.
Hardingrock est la rencontre de trois musiciens :
Ihsahn, bien connu en nos terres pour être la tête pensante d’
Emperor, puis avoir composé de nombreux albums solos, sa femme Starofash, artiste solo également mais ayant aussi officié dans
Peccatum avec son mari. Enfin et surtout Knut Buen, musicien folklorique norvégien, un des plus renommés et des plus reconnus, vainqueur de nombreux prix musicaux mais aussi fait chevalier par le souverain, médaillé du Den Kongelige Norske Sankt Olavs Orden. Un album de metal folk ? Non. Plutôt un album de folk de Knut Buen, truffé de diverses mélodies folkloriques originelles et enrichies par les arrangements du duo Ihsahn/Starofash à la guitare électrique et aux nappes électroniques.
Certaines de ces chansons sont les plus connues du folklore musical norvégien. “Fanitullen” est un grand classique, dont l’origine ravira les amateurs de black metal. Lors d’un mariage dans la région de Hallingdal en 1724, une bagarre à mains nues éclata. Un homme décida d’aller chercher une bière dans la cave pour le vainqueur, y trouva un inconnu qui jouait une mélodie magnifique au fiddle, donnant des frissons à l'homme. Il demanda à l'inconnu où il avait appris la mélodie : “Aucune importance mais ne l’oublie pas”. Il vit alors que l’inconnu avait des sabots de boucs. Celui-ci remonta avec la bière et découvrit que l’un des deux bagarreurs était mort. “Den Bergtekne” fut composé par Edvard Grieg, et raconte comment un homme solitaire fut pris au piège par les elfes des montagnes pour danser avec eux pour l'éternité.
Saa spurgte han den Anden:
«Hvor lærte du den Slaat?»
Han svared: «Det er det samme,
Men mind dig den blot!»
Buen joue ces airs folkloriques avec le hardangerfele, un violon à 8 cordes, instrument symbolique de la Norvège, souvent richement décoré avec une tête de dragon. Le son strident et étrange du fele contraste parfaitement avec les arrangements électroniques de Starofash ou black metal d’Ihsahn. Sur “Daudingen”, le trip-hop aquatique s'entremêle au son tranchant et sombre de ce violon si particulier. Le bruit des sabots se marie avec le fele sur “Faens Marsj”, avec Ihsahn essayant un chant nouveau (qu'il utilisera depuis dans son œuvre solo). Le titre “Den Bergtekne” reste celui sur lequel la symbiose des trois musiciens s'avère la plus réussie, sur un tempo lourd et lent. Les nappes trip hop mélancoliques jouent un pas de deux avec le fele de Buen, tandis que la voix angélique de Starofash contraste avec le chant bourru de Buen.
Un homme reste un peu en retrait sur ce disque, et c’est Ihsahn. Non pas musicalement, mais qualitativement. Son approche directe et presque black metal (“Fossegrimen”) paraît un peu gauche, en comparaison de la subtilité des arrangements de sa femme et de Buen. Sur ce titre narrant la légende du magicien sous la chute d’eau (il enseigne son art en échange d’un enfant ou de viande. Si l’enfant est dodu ou la viande riche, l’apprenti apprend à jouer si bien que les arbres danseront et les chutes d’eau s'arrêteront - la couverture représente Fossegrimen, une peinture de
Nils Bergsliens), l’introduction et la fin du morceau sont trop détachées du reste. La force du disque réside dans la conservation du patrimoine national dans une forme fluide mariant l’ancien et le moderne. Ihsahn et sa guitare participent à cette fluidité (“Fanitullen”) ou la cassent (“Fossegrimen”).
Les moments les plus beaux sont les poèmes récités par Buen, sa belle voix et le nynorsk sont mystiques, les mélodies jouées au hardingfele belles et entêtantes. Et quand Starofash se mêle à cela, nous entrons dans un conte. “Nykken” est magnifique, et invoque une ambiance parfaite pour évoquer le Nøkken, une créature mâle aquatique qui joue du violon pour attirer les enfants dans la rivière et les noyer. C’est la transcription instrumentale d’un poème composé par Geir Tveitt en 1957. Dans le poème, le Nøkken se transforme en un cheval blanc et sort de la mare, pour attirer un enfant sur son dos et le transporter dans la mare, perturbant le silence. C’est dans ces moments les plus beaux, comme dans la dernière chanson “Huldreslåtten (Bygdatråen)”, que le mariage est consommé et que le disque apparaît moins comme une œuvre de Buen.
Fanitullen kaldes
Endnu den vilde Slaat,
Og Dølene den spille,
Og spille den godt.
L’espace de quarante minutes, nous revenons dans le Hallingdal du 18ème siècle. Le metal est le point faible du disque et les passages avec le grand Ihsahn quelquefois dispensables. Le reste se révèle un savant mélange bien dosé de poésie et de trip hop, de folk et d’ambiant. Un disque unique, une collaboration réussie, un trésor national et deux compositeurs réarrangeant des mélodies anciennes où le traditionnel et le moderne s'entremêlent.