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CHRONIQUE PAR ...

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Tabris
Cette chronique a été mise en ligne le 01 juin 2022
Sa note : 16/20

LINE UP

-Maxime Taccardi
(tout)

TRACKLIST

1) The Infinite Beast
2) Anti Musick
3) The Mouth of Vices
4) Hail Shaytan!
5) Ia Nanna
6) Man is the Devil
7) Larva
8) Das Ende
9) Canibalism of the Mind

DISCOGRAPHIE

Pure Evil (2021)

K.F.R. - Pure Evil
(2021) - black metal extreme - dark art - Label : Autoproduction



K.F.R. C'est la solitude. Cauchemardesque – bien plus loin que la confrontation avec Kanashibari convoquée à l'écoute de Beherit. Celle de l'esprit en proie à sa propre schizophrénie. Pure Evil, c'est l'expérience de l'esprit tourné en dedans et qui contemple pleinement ce qu'il sait vouloir nier. Tout ce qu'il connaît factuellement ou intuitivement, du dehors et de l'en-soi, ce qu'il a appréhendé dans le rêve ou la réalité, toute cette part d'abjection qu'il a pour habitude, réflexe ou nécessité de rejeter : les/ses démons les plus aboutis. Il a l'occasion d'en contempler une composition de synthèse terriblement efficace et perturbante. Et de s'en saisir à pleines mains.

« La vérité à travers la haine, les excréments. Pas de royaume, pas d'espoir, pas de vie, pas de partage social, pas d'humanité, oublie ce que tu es et deviens ce qui se trouve à l'intérieur, ce dont tu es fait, répands ton sang, sens tes tripes et tiens-toi debout. »
Les réalisations cathartiques du très prolifique Maxime Taccardi (outre K.F.R, Griiim, Kyukestuki, et ∇ (Trinity)), ont ceci d'intéressant que le « cauchemar » ne réside pas uniquement dans le choix de la noirceur totale en tant que sujet servi de manière frontale pour percuter les sens. Mais encore dans le fait que l'esprit est alors soumis à cette distorsion qui ne vaut que pour les œuvres jusqu’au-boutistes : un conflit s'opère entre la délectation intellectuelle de voir et ressentir cette matière, et la peur inhérente de se reconnaître malsain dans ce seul mouvement de fascination, de se laisser chatouiller des instincts précautionneusement enfouis et de se retrouver acculé à une question de conscience, ne serait-ce qu'une seconde. Et c'est d'autant plus abouti que Maxime Taccardi délivre une vision artistiquement très complète. Il nous invite en effet à voir son travail comme un Gesamtkunstwerk (selon l'acception de Wagner), une œuvre synesthésique reposant sur l'unification plusieurs médiums artistiques. On parlera plus familièrement ici d'art noir total. La manière dont il s'empare de son sujet, nous le destine, et la façon ensuite dont nous le recevons, accroissent d'autant son impact. Ici, il ne faudra donc pas vous limiter aux sonorités mais y adjoindre le dessin, la vidéo et l'écriture si vous voulez véritablement ressentir l'ouvrage sur les tableaux sensoriels et cognitifs.
La noirceur, bien que notion commune, est un sujet que l'on qualifie volontiers d’indicible lorsque l'on invoque ses acceptions les plus abyssales et inavouables. L'écoute de ce Pure Evil offre cependant de saisir un tout, intuitif, immédiat et évident. Cet album découvre en effet une matière pure. Il faut comprendre ici la notion de pureté au sens strict : qui n'est pas mêlé avec autre chose, qui ne contient aucun élément étranger. L'auditeur pourrait être invité à s'initier à cette écoute dans l'obscurité complète afin de mesurer avec justesse la réalité de ces sonorités. Cette matière sonore ne se laisse en effet corrompre par aucune altération propre à détourner l'auditeur de sa main mise sur ce noir intégral. Aucune respiration, aucune couleur, aucun rai de clarté. Son écoute n'offre pas même de l'imaginer. A aucun instant. Ici, la noirceur ne s'oppose à rien. Parfaitement homogène, elle se déploie seule et n'existe en cet instant que pour elle-même. De «lumière», il n'est point, son concept se redéfinit. Il vous faudra donc composer avec votre propre écœurement devant une telle mise à cru, - si crûment effectuée, - mêlée au ravissement paradoxal qu'inspire la contemplation d'une telle absence d'antagonisme, si peu aisée à tenir.
On pourrait ici retenir l'adjectif cinématographique, mais je lui préfère dans l'immédiat celui d'organique tant la musique se déploie en une dimension véritablement palpable. En elles-mêmes, les pistes de Pure Evil sont autant de corridors à l'architecture labyrinthique n'exhalant que putrides empyreumes. La musique se dresse ici autant comme l'enceinte cerclant une marche frénétique vers l'abjection, que comme la manifestation visible des entités convoquées et l'expression de toute l’aberration de ces limbes. Ce qui marquera immédiatement, ce sont justement les voix. Des phonations asexuées, déshumanisées, plus proches de la vision démonique que simplement bestiale/animale et qui, à chaque détour nous assaillent de leurs hurlements. D'autant plus perturbants que ce qui s’introduit à notre oreille comme une expression de douleur ou de terreur, peut aussi bien se contorsionner et se muer en une inavouable et indescriptible jubilation. Ce sont ensuite ces scansions de gorge, voix d'outre-tombe délivrant un panégyrique dédié à toute l'amoralité qui se calfeutre dans l'existant. Et ce sont encore ces rires – mais peut-on les définir ainsi ? - et ces échos glaçants qui créent par instant une sensation obscène de multitude tourmentée et accroissent d'autant cette dimension infernale. Tranchante sera alors la voix de cette femme qui viendra clore le chapitre, non pour apporter une humaine et salvatrice clarté, mais bien appuyer plus encore notre perception du dégoût qu'elle recrache. Ou encore ce chant hanté d'une mystique religieuse singulièrement hypnotique dans ce maillage de feulements et expectorations inhumaines.
L'instrumentation pose ici une structure adroitement anarchique. Les lignes de basses implacables font naître ces entités que l'on sent ramper vers nous, les cordes font enfler et gronder les silhouettes aux intentions inexorables qui nous cernent de toutes parts, quant aux nappes de claviers, elles dressent ces décors fantasmagoriques d'une amplitude propice à l'explosion des cris et à la résonance de l'angoisse contre ses parois abstraites. Mais ces même instruments tortionnaires sont autant l'expression de notre propre commotion tandis que nous nous égarons dans ces méandres : accélération de la cadence cardiaque dans les rythmiques, déchirement et désespoir dans les salves acides et torturées, cognition malmenée dans les changements de plan et l'absence de repères... L'ensemble fourmille de détails et de nuances propres à accroître plus encore le mal-être. Ainsi ces nappes d'orgues qui créent le paradoxe, soulevant encore d'avantage le plafond de cet espace sonore, offrant plus de place aux démons qui s'y engouffrent avec ironie. Ces invites indus ou lo-fi, variations éloquentes d’atmosphères qui nous projettent hors-sol. Ces petites ritournelles de boîtes à musique à la suggestion malsaine.... Et à chaque occurrence, ces faux calmes, pour mise en perspective de chaque nouvel assaut cinglant.
K.F.R. (acronyme de Kāfir, en référence à Al-Masih ad-Dajjal, figure de l'eschatologie islamique comparable à l'Antéchrist) ne saurait s'offrir qu'authentiquement mécréant. Et son verbe est à la semblance de ses sonorités, sans pitié il dresse les figures et stimule l'abjection. La religion et le jeu qu'il entretient avec ses codes et ses symboliques, la mort, l'appréhension d'un monde qui laisse davantage prise à l'amertume et à la colère, la violence, la facticité de nos aspirations, etc.. imprègnent tout le travail de Maxime Taccardi, mais c'est le pourrissement, la fin absolue, l’annihilation qu'il exacerbe. Les textes de Pure Evil ne font pas exception.
J'ai souligné que la démarche de Maxime Taccardi se voulait celle d'un art noir total, que chaque medium est intimement relié aux autres pour former une unité. Il est donc à préciser que Pure Evil accompagne la parution de The Book of Demons (inspiré du Pseudomonarchia Daemonum, La Petite Clé de Salomon et le Dictionnaire Infernal par Jacques Auguste Simon Collin de Plancy.). Et qu'au-delà de cet ouvrage qui regroupe illustrations de démons et poèmes de sa composition, faire l'impasse sur l'univers graphique de Maxime Taccardi reviendrait à amputer un corps de ses membres et lui faire perdre son équilibre. Ses dessins, retranscrits dans la musique de K.F.R., sont en effet en eux-mêmes autant de mots inventés pour des choses innommables. Il y a ce tracé impulsif et violent qui écorche d'emblée nos désirs confortables de courbes harmonieuses, belles et rassurantes, ces formes monstrueuses qui jaillissent tout droit de nos hantises les plus profondes, mais aussi ces visages dont la beauté révérée se découvre pour ce qu'elle est désormais : déchue, morte. Il y a la mise en abîme des psychés lacérées sous toutes leurs formes. Il y a la mort surtout, qui pénètre tout, embrasse chaque trait et chaque espace. Et il y a ce sang utilisé comme pigment et qui ancre chaque composition autant qu'il la fait jaillir du papier. Une lame de Muramasa faite pinceau et qui ne se reposerait pas tant que le sang n'a pas coulé des poignets de son maître ? Ce qui pour certains relèverait de la forfanterie, est souligné pour important ici : « cette idée de ne faire qu'un avec l’œuvre, d'y être attaché en dépit de tout. Le sang est un symbole fort, il représente la vie mais aussi la mort une fois répandu sur le sol. Mettre l'art à feu et à sang en somme ».


Accompagner l'écoute de Pure Evil d'une immersion dans cet univers plus vaste d'art noir permet d'autant mieux se figurer quels sont les démons convoqués dans la musique. Des visions dérangeantes, en nombre, sans répit, sans repos. Rien n'est passé ici sous le voile de la pudeur. Il n'est aucun artifice. L'essentiel seul est mis en avant. Pour ultime prolongement du spectre visuel, la vidéo de "The Mouth of Vices", qui dans la mise en scène crue et sans artifices là encore d'un alter-égo glaçant et dérangeant de son auteur, n'ajoute que plus de suint à cet ensemble pétrifiant. Et toutes les questions sont possibles : est-ce là une niche où capturer nos décadences enfouies pour les exciter ou pour nous en libérer comme autant de démons personnels à combattre ? Art cathartique, ironie cinglante, nihilisme ? A ingérer, intégrer, ou régurgiter ? Est-ce de la merde ou est-ce la merde pointée du doigt ? Quelque soit l'acception que l'on en retiendra selon notre idiosyncrasie, cette plongée dans ce concentré fangeux pour nos sens mais paradoxalement limpide pour notre intellect, est une expérience saisissante et qui respire une implication authentiquement viscérale que je me dois ici de saluer.





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