Lors de vos songes les plus étranges, n’avez point déjà entrevu la mythique Cité du Couchant, baignée dans son halo de lumière violette, aux charmes indicibles et inatteignables ? N’avez-vous pas souhaité, à l’instant de votre retour abrupt dans le monde terne et trivial de l’éveil, retrouver les clés de la porte des songes conduisant à la Caverne de la Flamme, puis descendre les Sept Cents Marches du Sommeil Profond qui vous mèneraient alors à ce monde placé au-delà de toutes règles coutumières, par-delà le Bois Enchanté ? Oseriez-vous à cette heure, s’il vous en était donné la possibilité, partir en quête de l’iridescent secret de vos nuits, affrontant, à l’image de Randolph Carter, les horreurs indicibles et le Chaos Rampant ?
En Ulthar, contait Lovecraft dans le récit de la Quête onirique de Kadath l’inconnue, il existait des hommes qui avaient vu les signes des dieux. Et en Ultar, il est à cette heure, des hommes qui ouvrent à leur manière la voie vers la mythique cité d’onyx, refuge des dieux dansants au clair de lune et gardiens farouches de mille énigmes. Contemplez un instant le visage austère dépeint pour nous : ce masque étrange fut ciselé en secret dans le roc du Mont Ngranek, dit-on, à la semblance des dieux. Un nez fin, des yeux étroits, un menton pointu et une arrogance naturelle dénotant une race non pas humaine, mais bien divine. Ces traits, conservés en mémoire, doivent vous permettre de retrouver la trace des Grands Anciens qui guideront, peut-être, vos pas vers la Cité. Mais prenez garde, car votre entrée dans le Monde onirique, ne passera pas inaperçue. Dans le souffle introductif qui accompagnera votre plongée dans ce monde d'initiés, "Nyarlathothep", le Chaos rampant aux mille visages, sera là, tapis dans l'ombre. Il vous saisira soudain avec virulence, dans un déferlement de riffs acérés et hurlera sur vous toute sa hargne. Tout juste s’il vous laissera reprendre votre souffle, vous offrant, avec un sourire narquois, une petite brève mélodieuse qui ne doit pas vous égarer sur ses intentions. Il vous chuchotera sournoisement à l’oreille quelques paroles de son timbre effroyable, avant de laisser à nouveau exploser sa rage à grand renfort de blasts surpuissants. L’intense cri de la guitare s’élevant alors pour toute résonance à votre si douloureux et si soudain émois. Puis il vous abandonnera là. L’avertissement pris, vous sombrerez un instant, faussement bercés par une mélopée réconfortante. Mais qui est à craindre plus que Nyarlathothep ? Si ce n’est "Azathoth", Sultan des démons qui règne sur une monstrueuse cataracte, faisant claquer avidement ses mâchoires dans le chaos, au milieu des battements de tambours et des sifflements des autres dieux ? Ce ne sont point des dieux muets qui s’abattront alors sur vous pour vous entraîner dans une danse infernale de brutalité. Durant de longues minutes, vous subirez les assauts d’une instrumentation effroyablement incisive et d’un chant torturé et malsain, une savante alchimie de black metal surpuissant mâtiné d’un post-rock divin qui ne peut qu’imprimer sa marque. "Nyarlathothep" n’avait brossé que les prémices, pour votre plus grand tourment. Vous apprendrez à vos dépends qu’il ne faut jamais s’approcher du vide central.
Les horreurs indicibles vous détournerons-elles cependant de votre quête ? Non point. Vous emprunterez l’un des navires de ces marchands d’onyx, natifs de la froide et crépusculaire Inquanok, dont les traits évoquent ceux des Grands Anciens dont vous convoitez le savoir. Vous longerez un instant en leur compagnie "les Rivages des Mers Endormies" en quête d’indices éclairant votre route. Vous vous laisserez regagner par la confiance que vous inspire les notes qui s’égrèneront sur un ton subtilement engageant, prendrez un instant pour regarder au fond de vous-même. Les sonorités savamment brossées de nappes instrumentales vous relèveront de votre angoisse initiale et vous redonnerons la maîtrise de votre songe. Peut-être qu’alors, au-delà des Étendues Désolées du Nord, passés les accords d’une avant dernière piste, épurée, offerte telle l’instant qui précède une révélation, trouverez-vous la demeure obscure des Grands Anciens, la grande Kadath, et les supplierez-vous de vous révéler la voie de la Cité du Couchant ? Peut-être chevaucherez-vous un immonde Shantak et affronterez-vous une dernière fois l’ineffable tourment ? Vous perdrez-vous dans la violence des assauts black metal et tomberez vous dans l’ultime piège tendu par le vil chaos rampant ? Ou bien vous laisserez vous envahir par les accords, ronds et harmonieux qui vous permettront enfin de déchirer l’épaisseur noir qui vous a tant tourmenté ? Là, une lueur violette se dessine, irradiant le visage. Elle se savoure longuement. Une ultime montée en puissance qui jaillit de cet album à la beauté glaciale comme le parachèvement du voyage. Un instant de contemplation. Éclatant.
Kadath est un concept album digne de ce nom. Riche en intention, en qualité et en émois suscités. A titre personnel, j’ai joué le jeu de me plonger dans l’œuvre de Lovecraft dont Ultar s’est inspiré et à ce titre, je ne peux qu’y trouver encore plus de qualités d’exécution. Cependant, point n’est besoin d’en passer par là. Kadath peut tout aussi bien se savourer l’esprit coupé de toute fantasmagorie «lovecraftienne», la musique s’offrant à part entière comme un morceau d’onirisme tourmenté et envoûtant.