Voilà un groupe qui avait attiré mon attention il y a déjà quelques années, mais qui n’avait pas réussi à me convaincre de chroniquer leur premier album Supreme Truth, celui-ci partageant de trop grands traits communs avec une des stars du genre deathcore progressif, j’ai nommé Born Of Osiris.
Pourtant, le nom en lui-même a tout pour plaire. Shokran. Ça fleure bon l’orient, n’est-ce pas ? Les polyglottes auront, par réflexe, traduit cela par un « merci », si l’on considère que l’origine du mot est arabe, et que seule l’orthographe a été modifiée et adaptée dans la langue de Tolstoï. Car oui, Shokran ne vient pas d’un pays arabe ou de culture musulmane, mais de Russie. Enfin, principalement. Formé par des membres venus de trois territoires différents, on retrouve un Biélorusse (le bassiste Yushkevich), un Ukrainien (le chanteur Ivashchenko), et tout de même deux Russes, représentés par le batteur Isaev (issu de la capitale Moscou), et le fondateur, maître à jouer, tête pensante, leader, programmateur, compositeur et accessoirement guitariste Dmitry Demianenko, originaire pour sa part, de la ville septentrionale de Krasnodar. Initialement prévu sous la forme d’un projet solo, ce joli concentré d’ex-URSS voit le jour en 2012, et ne va pas perdre de temps pour sortir, la même année, son premier EP cinq-titres, Sixth Sense, dont la plupart des titres seront repris sur leur premier opus Supreme Truth, en 2014. Ce qu’on y trouve ? Pas moins de quinze titres, pour plus de quarante minutes, soit moins de trois minutes par chanson, et une faculté assez extraordinaire à pomper (à bon ou mauvais escient, c’est selon) sur leur grand frère et inspiration divine Born Of Osiris. Et cela, aussi bien au niveau des mélodies (claviers et soli) qu’au niveau des thèmes l’Egypte ancienne. Allez, si l'on veut vraiment être synthétique et fielleux, on peut dire que c’est l’album A Higher Place, repris à leur manière.
Deux ans plus tard, après de nombreuses palabres concernant la potentielle signature chez un label, le changement d’agence de booking juste avant la première tournée européenne et, de facto, la date de sortie sans cesse repoussée, autant dire qu’on attendait de pied ferme cet Exodus. Avec en fil rouge, cette question cruciale : allait-on encore avoir droit à un Born Of Shokran ? La réponse allait être décisive puisqu’elle déciderait de l’importance à donner à la suite de la carrière de la formation. Si le premier album n’était pas foncièrement mauvais, loin de là, il manquait juste d’une identité propre. Et cela n’est pas trop demandé quand on voit la pelleté de groupes qui pullulent de nos jours, sans rien proposer de plus que les autres. Alors oui, Supreme Truth proposait une grosse quarantaine de minutes de son à la fois très incisif et rentre-dedans, mais avec rarement plus de trois minutes par chanson, ce qui est évidemment beaucoup trop court. Efficace sur le court terme, mais impossible de s’inscrire dans la durée si on en reste là. On attendait de la consistance, de la substance, bref, autre chose qu’un apéritif à se mettre sous la dent. Et pouf, après un processus de création initié en 2014, on se retrouve en 2016, avec un Exodus paré d’une magnifique pochette représentant Moïse fendant les eaux de la Mer Rouge. Certes, on retrouve de nouveau le thème mythologique de l’Egypte antique, mais il se justifie cette fois-ci, par la présence d’un concept-album.
Et quand on parle de concept-album, Shokran n’a pas fait les choses à moitié. En effet, les dix chansons présentes sur ce full-length sont toutes liées entre elles, puisqu’elles incarnent les Dix Plaies d’Egypte, punition divine infligée au Pharaon qui retenait le peuple d’Israël en ses terres. Si la formation a reçu l’aide de leur ami Victor Brazhnikov, vocaliste chez The Hysteria, au sujet des – somptueuses – paroles, il s’est aussi appuyé sur le guitariste de Reflections, Patrick Somoulay sur "Disfigured Hand" et a également misé sur la surprenante présence de la chanteuse Lauren Babic (Red Handed Denial) dans "And Heavens Began To Fall". Le reste étant principalement issu du cerveau de Dmyanenko marqué du sceau « John Petrucci ». Et cela s’en ressent considérablement durant ces trente-cinq minutes, par la présence massive de mélodies orientales, aussi bien au clavier qu’à la guitare (nombreux harmoniques mineures). Les soli d’une grande qualité viennent enivrer l’auditeur et l’inciter à voyager dans un ancien temps. La surabondance de ceux-ci peut néanmoins le perdre et rendre la digestion complexe au premier abord. Si Shokran garde une solide présence de son côté deathcore ("Living Arrows", "The Swarm", "Praise The Stench"), il s’est désormais orienté vers une musique plus progressive, plus travaillée, plus recherchée, plus poussée, faite de constructions plus aérées et atmosphériques ("Disfigured Hand" en tête de proue). Le tout emmené par un tempo plus lent qu’à l’accoutumée, ce qui est essentiel dans un concept-album digne de ce nom, malgré l’absence non-négligeable de transition et d’interlude nécessaires pour éviter la suffocation et le submergement. Enfin, il convient d’évoquer ce qui est l’un des nouveaux points forts de la bande : le chant clair, qui insuffle une véritable matière et participe à la richesse de l’album, de par sa trempe, sa prestance et son ubiquité.
Il fallait bien un titre de cet acabit pour sortir du carcan « deathcore symphonique hype ». Si Shokran ne révolutionne rien, il a su se réinventer dans le bon sens, et faire preuve d’une grande maturité, en très peu de temps. Malgré tout, ces trente-cinq minutes passent beaucoup trop rapidement pour avoir le temps de s’immerger intégralement. On attend vraiment un effort dans la longueur des titres à l’avenir. En tout cas, mes amis, sage décision que de refuser Sumerian.