Natron, Na2CO3·10H2, minéral, évaporitique.... Un agrégat, une masse blanche, allant parfois jusqu'au vitreux, largement exploitée industriellement. La roche lourde contre laquelle nous butons fait bel et bien jaillir, par vibrations sonores, le remugle de l'industrie. Natron, équivalent du carbonate de sodium, utilisé dans la fabrication du verre... Ici, rien n'est en apparence fragile et transparent cependant, si ce n'est nous. L'atmosphère dessinée est au contraire épaisse et opaque. Natron, ingrédient entrant dans la composition de couleurs... Mais tout ici est simplement noir, non poisseux, mais profond, d'un noir d'encre, et l'on s'y perd, lentement. Natron, principal agent de conservation utilisé dans l'Égypte ancienne pour le processus de momification des personnalités, conserver les corps décharnés, l'image seule de la machine humaine. Mais l'esprit, lui, s'est évaporé depuis longtemps. Natron, salve sonore fascinante et addictive ....
Une piste, c'est tout ce qu'il faudra. Une boite à rythme agissant à la manière d'un pilon – sept secondes - puis un cri, angoissant, déshumanisé, comme si la matière hurlait sous le poids de la machine qui la pilonne implacablement avant de se rompre et de laisser apparaître une fissure béante. Un temps. Puis c'est une invite au chant, froid, synthétique, fascinant. Notre regard se perd à contempler la saillie, désespérément attirés que nous sommes par ce bain d'anthracite pure, prêts à glisser dans ses profondeurs, sans même plus avoir l'envie de nous maintenir à la surface. L'image de lieux désaffectés, d'une paradoxale beauté photographique, me saute d'emblée aux yeux à l'écoute de la seconde piste, "The Words You Speak Are Not Your Own" ; le charme démentiel d'un lieu perdu, abandonné de toute idée de chaleur humaine, mais saisissant, à la manière dont le vide absorbe celui qui souffre de vertige. L'atmosphère décrite par la musique de Crown sur Natron fleure cette odeur de mine, de poussière et de métal. La machine musicale est là pour imposer une image maîtresse : le désenchantement industriel. Le martellement mécanique de la boite à rythme nous accompagnera tout au long de notre fantasmagorie, impulsant à chaque instant la descente dans la noirceur avec une régularité implacable.
Cette rythmique indifférente, lente, quasi martiale, se couple de trois guitares proprement désincarnées. Si le terme de sludge vient d'emblée hanter l'esprit pour qualifier la musique délivrée, notons bien que le jeu des cordes ne restitue pas une ambiance poisseuse à laquelle ont s'attend souvent (naïvement ?). L'ensemble est plus net, tranché. Il ne s'agit pas non plus d'un mur de son qui fait bloc. L'une d'elles peut ainsi se faire douce, acoustique, au cœur d'un "Wings Beating Over Heaven", par exemple. Place est donc laissée par instant à des nappes tout à fait délicieuses. Mais que sont elles vraiment ? De petites phrases musicales désespérantes, une complainte devant un sentiment de fatalité, brutalement contrainte au silence d'ailleurs. De sublimes éléments de contraste. Alors oui, "Fossils", c'est vrai, point comme une éclaircie en plein milieu de cet album. La piste, parfaitement inattendue, presque radio-friendly, apparaît totalement décalée. En apparence. En effet, est-elle réellement enjouée ? Fait-elle tache de lumière dans cet univers d'abysses terrestres ? Le contraste n'est pas si éblouissant. Les guitares ne gagnent pas tant en chaleur, le chant est mélancolie, regrets, amertume, tristesse. Poignant, comme gonflé de sanglots, et ne laisse finalement que peu d'espoir. Imaginez juste la litanie de celui qui, au cœur de notre mine, a trouvé un instant une cavité pour se réfugier, sachant bien qu'il devra sous peu quitter ce mirage de paix pour respirer à nouveau les poussières toxiques. Et le mirage se rompt en effet brutalement dans un souffle.
Tout pourrait sembler assez minimaliste à l'écoute de Natron. Juste l'essentiel. L'incrustation de sample venant relever d'un cran le niveau de densité sonore atteignant notre conduit auditif. Ce qui permettra aux détracteurs de dire que l'on frise le simpliste. Je ne partage pas cet avis. Car plus les écoutes se succèdent, et plus le charme opère. Ce minimum devient optimum. Les sept pistes qui composent ce superbe album révèlent à celui qui prend le temps de les écouter avec soin et attention, une musique de très grande classe. Malgré le décorum - que je vous brosse tel qu'issu de mon propre imaginaire - la musique, avec sa trame industrielle savamment mise en scène, sa rythmique lente et quasi hypnotique, son ambiance non crasse, ponctuée avec justesse d'électronique, et enfin son chant, entre cris quasi bestiaux, murmures assourdissants et prêches lointains, devient insidieusement entêtante au fil des écoutes. Aucune lassitude, jamais. Une envie d'y revenir au contraire. On s'y plait, on s'y complait. La musique est belle … Belle ? Oui.
Et de se dire que d'une image initiale aussi écrasante, l'on puisse tirer un sentiment de quasi béatitude ! Admirons la superbe allégorie que nous offre Crown : laissez place aux machines qui vous rompent les tympans et perdez jusqu'à votre envie de lutter, complaisez vous dans l'obscurité de cette cavité, pourtant blanche, creusée dans le Natron.