Winter : Salut ! Merci de répondre à nouveau à mes questions ! Le processus de création de Wilhelm s’est-il bien passé ? L’accouchement a-t-il été facile ?
A.K. : Alors, tu ne crois pas si bien dire… J’ai eu un enfant entre Johannes et Wilhelm. Avec son arrivée, le processus de création a été un peu morcelé. "Diapsalmata" avait été écrite avant sa naissance et j’avais plein de bouts de titres également. En 2022, mon fils Sören arrive, donc, et forcément tout a été un peu bouleversé. J’avais néanmoins toujours une guitare et un dictaphone pas loin. J’ai beaucoup composé dans ma tête avant de faire des tests avec des séquenceurs. C’est particulièrement vrai pour l’"Alliance des rats". J’avais des riffs à droite à gauche et des lignes de chants sur mon téléphone, enregistrés à l’arrache avec mon fils qui pleure en fond sonore. Passés les premiers mois, on a commencé à avoir plus de temps et j’ai pu coucher ces idées au propre. Les autres titres se sont faits de manière plus classique, même si je me suis à nouveau mis au vert afin de me retrouver moi et ma musique. Ces moments sont fondateurs dans la composition. Beaucoup des titres ont été finalisés lors de ces périodes d’isolement volontaire. Je pense qu’il y aura encore ces périodes où je me retrouve seul pour le prochain album.
Winter : Pour le deuxième enfant ?
A.K. : Alors… non (rires).
Winter : Je ne peux pas m’empêcher de relier tout ça aux concepts de tes albums. La dernière fois que nous avons échangé, peu après la sortie de Johannes, tu te jugeais toi-même comme un esthète un peu fatigué. Entre temps, tu as donc fait un choix, au sens décrit par Kierkegaard dans Ou bien, ou bien ? Tu as fait le choix de passer du stade esthétique au stade éthique ? Tu as évolué ?
A.K. : Oui, même si cela n’a pas été binaire. Les choses n’ont pas changé du jour au lendemain. Ceci dit, avec la trilogie de Kierkegaard, je n’ai pas prévu de faire quelque chose d’autobiographique. Mais oui, au moment de l’écriture de Johannes, je me sentais plus proche de la figure de l’individualiste fêtard qui vit pour la nuit. Mais parallèlement, la question d’avoir un enfant s’est posée. Il n’est pas venu par accident, nous avons fait un choix. Ceci dit, Kierkegaard ne décrit pas des sphères hermétiquement closes, et il est toujours possible de passer de l’une à l’autre. C’est ce qui m’arrive d’ailleurs, je retourne parfois du côté du stade esthétique, c’est quelque chose dont j’ai besoin. Néanmoins, ce choix vertigineux et très exaltant de devenir responsable plane maintenant en permanence au-dessus de ma tête. Après, j’ai un peu idéalisé ce passage, en pensant qu’en devenant père, j’accoucherais aussi de moi-même et deviendrais quelqu’un d’autre, alors qu’en fait, j’ai plutôt le sensation que quelque chose s’est ajouté à moi, mais sans remplacer mon ancien moi. Je ne suis pas devenu étranger à moi-même. Mon territoire s’est élargi et il y a une cohabitation entre les deux stades. Quelque part, je peux voir ça comme une nouvelle forme de jouissance. Je n’avais jusqu’alors jamais testé la jouissance d’avoir un enfant et je n’aurais pas aimé avoir le regret de ne pas essayer. À la grande différence que, dans ce cas, il ne s’agit pas d’une fête dont tu peux partir quand tu veux. En tout cas, je suis ravi d’avoir pris ce risque, je ne pensais pas découvrir un tel amour. D’une certaine manière, mon côté jouisseur a bien été contenté, lui aussi. Ça m’a apporté de la joie et de la puissance.
Winter : Le fait d’être père a-t-il calmé tes angoisses ? Wilhelm a-t-il été un exutoire ? L’album est puissant, voire harmonieux, mais il possède un côté très angoissé, plus que Johannes… Comment ressens-tu l’angoisse de Wilhlem ?
A.K. : La paternité n’est pas indépendante de mes créations artistiques, d’ailleurs mon fils se prénomme comme Kierkegaard - même si ce n’est pas moi qui ai trouvé le prénom ! L’angoisse est présente dans la philosophie et dans les écrits de Kierkegaard ainsi que dans ma vie personnelle, même en tant que père. Il y a l’angoisse du choix de la paternité. Au départ, j’avais autant envie que ce projet d’avoir un enfant aboutisse qu’il n’aboutisse pas. Je n’aurais pas bataillé dans tous les sens pour avoir un gosse. Après, je n’ai pas consciemment injecté mon angoisse dans la musique mais les retours sont assez unanimes sur le fait que Wilhelm est très angoissant. Cet album a un côté un peu plus complexe, mais il n’y a pas tant de dissonances que ça. Je l’ai surtout voulu harmonieux. Mais les retours que j’ai eus jusqu’à présent parlent beaucoup d’angoisse et de tristesse.
Winter : Alors personnellement, je le trouve angoissant mais beaucoup moins triste que Johannes. Sur Wilhelm, je vous trouve plus en contrôle. Angoissés, certes, mais moins tristes. En revanche, j'ai trouvé l'album très metal. Est-ce voulu ?
A.K. : Oui. J’essaie quand même de mettre du riff et de ne pas perdre cette tradition metal en mettant trop d’atmosphérique et d’ambiance. Je veux que les titres puissent encore se chanter. Je suis très attaché à la mélodie, qui est quelque chose d’essentiel dans le metal. Je travaille l’harmonie, j’essaie d’aller plus loin dans les théories harmoniques pour essayer de varier mes façons de composer. C’est pour ça que je pense également qu’il y a moins le coté répétitif de leitmotivs joués huit fois de suite. Concernant la tristesse, ce que tu me dis me rassure un peu, parce qu’avec tous ces retours affirmant que c’est mon album le plus triste, j’en viens à m’imaginer dans dix ans, en train d’expliquer à mon fils que l’album que j’ai composé pour sa naissance est la chose la plus triste que j’aie écrite ! (rires) En tout cas, j’ai vu combien il est difficile d’injecter directement des sensations dans la musique. Se dire « tiens je ressens ça, hop je vais le transposer directement en musique », c’est très compliqué. Sans parler de la réception de l’album, qui échappe encore plus à ton contrôle.
Winter : Je pense que lorsque tu mets des choses dans une musique, tu y mets consciemment certaines choses, mais il y a aussi tout ton monde souterrain qui débarque…
A.K. : Exactement. Et beaucoup de choses très futiles aussi qui vont faire qu’un titre va marcher ou pas. Des futilités qui échappent également à l’écriture consciente. Est-ce que composer de la musique serait aussi agréable si on y mettait uniquement ce qu’on a en tête ? Se laisser surprendre fait partie du processus. La seule chose qui a vraiment été très consciente, que ce soit dans Johannes ou dans Wilhelm, c’est l’utilisation des boucles. Il n’y en a quasiment pas dans Johannes, mais dans Wilhelm il y a un retour à l’électronique. Wilhelm est le juge dans Ou bien, ou bien, il représente la loi. Je me suis dit que ça serait intéressant de représenter cette loi musicalement, avec cette sorte de martialité de la répétition d’une boucle. J’avais envie qu’on sente la cadence que peut apporter le séquenceur. Autant Johannes était l’album de la décadence, autant celui-là est plus celui de la cadence.
Winter : Je trouve que ça se perçoit. Ce que je perçois également, c’est le côté beaucoup plus secret de la deuxième trilogie que la première. Les albums mettent plus de temps à se révéler.
A.K. : J’ai beaucoup lu ça, oui. Des chroniques positives mais qui disent qu'« attention, ce n’est pas pour tout le monde, beaucoup de gens vont décrocher ». Après, j’ai quand même la sensation d’avoir lu ça pour tous les albums de Decline of the I, que nous sommes un groupe pour des « happy few ». En fait, sur la nouvelle trilogie, je pensais que les riffs plus clairs la rendraient plus accessible, au contraire. Johannes n’est pas très expérimental, par exemple.
Winter : Je suis d’accord, mais pour moi ce n’est pas la même chose. Johannes est plus simple mais il faut accéder aux passages relativement « faciles », il faut que ton oreille ait digéré ce qu’il y a avant pour accéder aux passages plus directs. C’est en tout cas comme ça que je vois les choses. Toi en tant que créateur omniscient, tu dois avoir une autre vision. En parlant de différences, la trilogie de Laborit est plus crasseuse et agressive. Est-ce dû uniquement à ton évolution artistique ou existe-t-il une corrélation avec la différence entre les univers des œuvres de Laborit et Kierkegaard ?
A.K. : Je suis d’accord avec le terme crasseux pour la première trilogie, même si, malgré les rats de laboratoire de Laborit, je ne qualifierais pas ce dernier de crasseux. En revanche, le romantisme ayant une place importante dans l’œuvre de Kierkegaard, j’inclus des arrangements classiques dans la deuxième trilogie : violons, chœurs, cuivres… Ces arrangements n’étaient pas présents dans la première trilogie ou alors de manière très triturée, «
vomitive ». Après, il y a également d’autres facteurs qui expliquent. Sur les albums
Rebellion et
Escape, les deuxième et troisième albums de la première trilogie, c’est Vestal, qui chante également chez Merrimack. Il a toujours été très influencé par les Légions noires, son chant a donc tendance à «
dégueuler ». Il dégueule moins dans
Merrimack parce qu’il est plus recadré mais dans Decline of the I, j’avais plus envie de le laisser faire. Avec notre nouveau chanteur, SI, on a quelque chose de plus maîtrisé, de moins sale, et ça a joué également. Côté production également, ça a bougé. Pour la deuxième trilogie, j’ai renégocié les conditions avec Agonia et j’ai pu aller dans de meilleurs studios, d’où le son plus ample et moins claustrophobique. Toutes ces raisons contribuent à ces différences, et à faire de la deuxième trilogie quelque chose de plus accessible. Je vais te faire la classique en te disant que pour
Johannes et
Wilhelm je voulais un son organique mais puissant. Je suis conscient que 100% des gens disent ça en interview
(rires). On a eu plus de temps pour faire les choses, donc même s’il y a un certain empilement de couches, on a pu prendre le temps de faire en sorte que chaque chose soit à sa place. Ça confère forcément un aspect moins boueux, ce qui me va, sachant que je ne pense pas que ça donne non plus un rendu type grosse prod metal à la
Dimmu Borgir. Mais les passages metal sonnent metal.
Winter : Vos voix-off m’intéressent toujours mais là, elles m’ont encore plus marqué que d’habitude. Qui est la femme qui se balade avec sa musique, ses cahiers et son angoisse, que nous entendons au début de "Diapsalmata" ? C’est un film ?
A.K. : Non, c’est la fille de Georges Simenon. Marie-Jo Simenon. C’est une interview qu’elle a donnée peu de temps avant de mourir. C’est son angoisse qui a gagné. Elle s’est suicidée derrière. C’est toujours impactant.
Winter : Ce que tu me dis est curieux, parce que, sans savoir qu’elle s’était tuée quelque temps après, en l’écoutant, je me disais qu’elle se mettait un peu en scène, avec son langage soutenu… Comme quoi, on peut avoir des sentiments vrais et les mettre en scène…
A.K. : Attention, il y a un biais. On a toujours l’impression que les gens des années 60-70 ont cette tendance, alors que c’est juste la manière de parler de l’époque. Si tu écoutes des gosses parler dans les archives de l’INA, tu auras cette sensation également. Pour autant, je suis assez d’accord. Elle met en scène son angoisse. On croit en effet que ça vient d’un film.
Winter : Et où trouves-tu ce genre d’extraits ? C’est très pointu…
A.K. : C’est un ami très cultivé qui m’a envoyé ça car il sait que j’aime bien utiliser des samples. Cela fait écho à "Mother and Whore" du premier album, un titre sombre, un peu trip-hop, où on entend le monologue de Françoise Lebrun dans La maman et la putain. Encore une femme des années soixante qui sombre. J’aime bien ce matériel.
Winter : Cette décennie-là t’inspire vraiment…
A.K. : Oui, j’aime bien ce cinéma-là. Dans mes lectures aussi. La French Theory date de la même époque. J’assume totalement mon côté « black metal France Cuture » (rires).
Winter : Je continue avec les voix-off. Sur "Eros N", c’est un Américain qui parle, non ?
A.K. : C’est Bukowski, tout simplement. Même si on pense qu’"Eros N" est une référence à Eros Necropsique, (NdW : A.K. est le guitariste du groupe), il s’agit en fait d’un titre faisant référence à la naissance de mon fils. Le titre est également l’anagramme de son nom, et dedans j’ai samplé ses cris alors qu’il a quinze minutes de vie, et aussi de sa mère qui crie pendant les contractions. Les gémissements d’accouchement sont plus difficiles à repérer. Il y a un parallèle entre Bukowski parlant de son chef-d'œuvre à lui, et moi parlant de mon chef-d’œuvre, également venu au monde dans le sang et les larmes.
Winter : Sur le dernier morceau, "The Renouncer", le sample « Quand je fais l’amour avec vous, je ne pense qu’à la mort, à la terre, à la cendre… » est terriblement angoissant. D’où vient-il ?
A.K. : De La maman et la putain, que j’ai déjà samplé sur le premier Decline of the I. Là, c’est le héros qui parle à sa maîtresse et qui lui dit ça. C’est Jean-Pierre Léaud, j’adore quand il est possédé, intense comme ça.
Winter : Alors là… le connaissant via Truffaut, je ne l’associais pas du tout à ce type de dialogue…
A.K. : Le film doit être encore dans certaines salles, si tu veux le voir. Il y a eu des guerres au sujet des droits d’auteur avec la famille du réalisateur Jean Eustache, et le film n’est disponible que depuis trois ans environ.
Winter : Je reviens une seconde sur le livre qui inspire l’album. Ou bien, ou bien. Cela tourne autour de la question du choix, évidemment. Quelle est la position de Kierkegaard vis-à-vis du libre arbitre ?
A.K. : Je n’ai pas lu de passage précis sur le sujet mais vu qu’il s’agit d’un auteur chrétien, je pense qu’il est forcément en proie à quelques pensées paradoxales. Je vais te répondre par une pirouette : en tant que chrétien, il est soumis à la volonté de Dieu, mais également au libre-arbitre qui éprouve la foi. Après, je ne connais pas sa position précise sur le sujet. Je pense simplement qu’elle ne rejoindra pas la mienne car, comme Spinoza, je ne crois pas au libre-arbitre.
Winter : Wilhelm a été accueilli de manière positive, non ?
A.K. : Oui, pour l’instant c’est le cas, avec le commentaire classique que ce n’est pas pour tout le monde.
Winter : Côté live, qu’est-ce que ça donne ? Avez-vous des projets spécifiques ?
A.K. : Nous allons faire quelques concerts mais depuis l’après-COVID, c’est assez compliqué, surtout que nous avons un peu le cul entre deux chaises. À quelle scène nous coller ? Nous pouvons aussi bien jouer sur une affiche de black metal plus classique qu’au Roadburn, ce qui nous sert et nous dessert à la fois. Et comme le contexte est compliqué, nous avons moins de concerts que ce que j’aurais aimé. Néanmoins, je suis un peu plus apaisé par rapport à ça. Ces dernières années, je sentais que nous manquions d’occasions d’exprimer notre potentiel mais maintenant, je suis un peu plus philosophe avec ça. Et puis mon appétit scénique est bien comblé avec Merrimack qui tourne beaucoup.