Silverbard : Avant toute chose, j'aimerais revenir sur les débuts du groupe. J'ai lu que la date de formation remontait à 2005. Confirmes-tu cette date ?
Joel : En fait, si tu remontes aux tous premiers éléments et idées qui ont été développés pour le groupe, tu dois arriver en effet à peu près à cette date. C’est Martin
[Lopez, batteur] qui a créé le groupe vers 2005-2006 effectivement.
Silverbard : J'étais surpris à vrai dire car 2005 est l'année où Martin a quitté Opeth. Donc je me demandais s'il avait déjà ce projet en tête ou si ça a démarré très vite.
Joel : Ce dont il faut être conscient, c'est qu’aux débuts du groupe - vers ces années là - il n'y avait que très peu de choses, des bribes à vrai dire… Martin aurait mieux répondu à cette question que moi car je ne me suis investi dans le projet que vers 2008-2009. Et c’est à partir de ce moment-là que nous avons commencé à écrire véritablement de la musique et construire des chansons. Puis en 2010, nous avons sorti notre première démo. Pour moi, c’est cette année là où le groupe a démarré à proprement parler.
Silverbard : D’accord, merci pour ces précisions. Car étant donné que le premier album Cognitive n’est sorti qu’en 2012, la date de 2005 m’avait interpellé…
Joel : Oui c’est vrai, 2010 serait plutôt la « vraie » date de formation du groupe.
Silverbard : Et le moins qu’on puisse dire c’est que depuis, vous n’avez pas chômé ! Car à l’approche de la sortie de Lykaia, votre troisième album, on peut constater que vous n’avez espacé chacune de vos sorties que de deux petites années, ce qui est court !
Joel : Oui bien sûr mais à côté de cela, chaque nouvel album est pour nous comme un bébé. Nous travaillons énormément sur chacun de nos albums et de nos chansons. Sortir un album tous les deux ans, cela signifie que nous n’arrêtons jamais de travailler.
Silverbard : Mais ce court laps de temps serait plus le reflet de votre imagination débordante ou au contraire de la rapidité que vous avez à écrire ?
Joel : Non, nous sommes très méticuleux avec tous les détails de notre musique et nous y mettons beaucoup d’effort. C’est ça qui occupe notre temps. Pour ce qui est de Martin et moi-même, c’est notre activité principale dans la vie et nous y consacrons toute notre énergie. D’autant plus que le style de musique du groupe est un style qui demande beaucoup de temps. Ceci dit, je suis heureux de t’entendre dire que tu trouves ce délai court !
Silverbard : Je disais cela car il existe un bon nombre de groupes qui sont plus sur un rythme d’espacement de quatre ans par exemple, soit parce qu’ils ont besoin de faire des pauses ou alors parce qu’ils tournent sans arrêt…
Joel : Nous avons vraiment de la chance sur ce point, car nous avons le choix de décider le volume de dates que nous désirons faire en tournée. Et nous voulons vraiment rester sur cet acquis afin de véritablement profiter d’être en tournée et de pouvoir tout donner à ce moment-là. Quand tu es en tournée tout le temps, ça te pompe ton énergie et à force, tu n’es plus en mesure de délivrer la même intensité.
Silverbard : Et que préfères-tu dans la musique justement : composer, écrire de la musique et les albums qui vont de pair ou bien l’interprétation, jouer en live ?
Joel : C’est une question difficile. Dans notre situation, je dirais que la composition nous draine plus d’énergie. Le travail de création des albums est très éprouvant car nous nous mettons une grosse pression sur nous-mêmes. Ça peut être très douloureux !
(rires) Quand nous sommes sur scène, nous profitons simplement du moment. C’est du fun. Mais en même temps, nous ne serions pas là sur scène si ce n’était pas pour jouer nos propres chansons. Ces deux aspects sont intimement liés car nous avons besoin d’écrire notre musique pour ensuite pouvoir l’interpréter en live. Alors oui, nous adorons les deux ! Mais enregistrer un album n’est pas toujours plaisant et heureux…
Silverbard : Une autre question sur l’origine du groupe : d’où vient le nom Soen ?
Joel : Je crois que le nom a été décidé très tôt dans l’histoire du groupe. A l’époque, Martin et moi-même discutions de noms de groupe qui colleraient bien et par ailleurs qui n’auraient pas beaucoup de signification…
Silverbard : J’ai en fait l’impression que le nom est lié au logo, et je me demandais si le logo avait amené au nom du groupe ou si c’était l’inverse ?
Joel : Ah !
(rires) Non, le nom du groupe était là en premier et le logo est venu ensuite.
Silverbard : Et que représente le logo d’ailleurs ? On dirait deux spermatozoïdes… (rires)
Joel : (rires) Je ne sais pas… C’est un symbole. Le but est de représenter ce que nous faisons et ce que nous sommes. Une façon graphique d’associer notre musique. Ça n’a pas plus d’importance que cela. Mais nous aimons tous beaucoup les symboles dans le groupe. Je pense que la symbolique est importante et très intéressante. Et nous travaillons beaucoup cela. Nous avons d’ailleurs développé un nouveau logo dans
Lykaia avec un serpent.
Silverbard : Vous sortez « seulement » votre troisième album. Et comme on en parlait tout à l’heure, en prenant pour référence 2010, le groupe n’existe que depuis six années. On peut dire que vous êtes un groupe encore « jeune ». On sait que vous êtes souvent comparés à Tool ou Opeth – du fait de la parenté de Martin entre autres – mais pour les lecteurs qui ne connaîtraient pas encore le groupe, quelle serait ta façon de le présenter ?
Joel : Je dirais que le but de notre musique est de toucher le réel et les émotions. Par « émotions », je n’entends pas seulement la joie et la tristesse. C’est tout ce qui peut exister. C’est une musique de dynamiques, c’est là où arrivent les éléments progressifs. On ne joue pas sur un niveau, il y a des parties agressives, d’autres très douces et sereines. C’est ça qu’on adore faire et que nous ferons toujours avec Soen. En tant qu’auditeur, il y a un certain travail à faire pour rentrer dedans, mais c’est une bonne chose parce que toute la vie est comme ça…
(sourire)
Silverbard : Tu parlais de dynamiques, on peut parler de contrastes également… Je dirais après les quelques écoutes que j’ai pu avoir de Lykaia, que ce constat est plus vrai que jamais. Des titres comme "Sectarian" ou "Sister" sont très catchy et heavy, peut-être plus que jamais auparavant. Cet album me semble aussi plus direct et moins complexe que les précédents, peut-être plus mature d’une certaine façon également… Qu’en dis-tu ?
Joel : Nous avons de la maturité dans notre écriture dans la mesure où nous ne laissons rien dedans qui soit là juste pour le plaisir d’être complexe ou technique. Cela doit toujours porter quelque chose d’autre. Cela doit être réel, porter des émotions et tu dois ressentir quelque chose avant tout. Ce n’est pas suffisant de composer quelque chose qui soit simplement technique. En ce sens-là, quand tu écoutes l’album, tu dois le ressentir comme étant direct car ce n’est pas que de la technique. Ceci étant dit, tu trouveras évidemment des passages très techniques dans cet album, mais qui seront très « naturels » je dirais.
Silverbard : Je me suis renseigné grâce au dossier promo sur le concept de « Lykaia », ce terme grec qui fait référence à un rituel mystique. Dans le dossier promo, il y avait d’ailleurs une citation de toi parlant du rapport à la religion en Suède, car c’est un des pays les plus athées au monde…
Joel : Oui la Suède est un des pays les plus athées au monde mais aussi un des pays qui devient de plus en plus séculaire. Et quand tu dis que tu es religieux, les gens te regardent comme si tu étais stupide et que tu ne comprenais pas la réalité. C’est un aspect que je veux mettre un peu au défi. Parce que je crois que c’est idiot de penser que tu as toutes les réponses toi-même. De mon expérience personnelle dans le processus de création musicale, j’ai pris conscience que tu ne peux pas tout contrôler autour de toi. C’est aussi vrai dans la vie de tous les jours. Des drames se produisent. Pour tout ce qui se passe et où tu n’as aucun moyen d’action, c’est une sorte d’esprit ou de pouvoir supérieur dont tu aurais besoin. C’est pour cela que la religion est intéressante. Être religieux c’est justement laisser une part de ce contrôle à quelqu’un ou de quelque chose d’autre… Et j’aime cet aspect.
Silverbard : Je trouve ta présentation proche du concept du stoïcisme. Qu’il y a dans la vie d'une part les choses que tu peux contrôler, où tu dois faire de ton mieux et y mettre toute ton énergie, et d’autre part les choses où tu n’as aucun contrôle et que tu dois laisser aller, même si tu voudrais les changer…
Joel : Exactement ! Comme si tu étais en canoë dans des rapides et que tu n’avais aucune rame, juste tes mains. Peut-être que le mieux serait de te laisser porter par le courant au lieu d’essayer de te battre contre une force qui est bien au-delà de tes moyens…
Silverbard : Je me permets de faire le lien avec certaines interviews lues à l’époque de votre précédent album Tellurian, Martin disait que le concept de l’album était sur le libre arbitre et que les gens fassent l’effort de penser par eux-mêmes, là encore un thème qui semble lié à la religion.
Joel : Le concept du précédent album peut être résumé par l’image de ne pas être un mouton dans un troupeau. C’est quelque chose que nous essayons d’appliquer quand nous enregistrons nos albums et dans nos prises de décisions pour le groupe. Quand quelqu’un nous fait une remarque, qu’il faudrait faire comme ceci ou comme cela, on essaie de rester libre de notre chemin et voir ce qui se passe. C’est également un aspect que nous voulons faire partager à notre public. Pensez par vous-mêmes, n’achetez pas ces idées préfabriquées. De la même façon, quand nous jouons en live, ce n’est pas pour divertir les gens et les faire rire. Il y a de la peine dans nos morceaux, et si tu peux la ressentir aussi; c'est que nous avons réussi une part de notre objectif. Car tu as de droit de ressentir des choses autres que toujours de la joie et de l'amusement. Je pense que beaucoup de gens sont des coquilles vides et se nourrissent de choses tout aussi vides, de la merde qui passe à la télé par exemple, et de tout ce divertissement facile dont on nous inonde quotidiennement. Ils se ferment alors à tous les sentiments mauvais et négatifs. Alors qu'on ne peut être capable de ressentir de la vraie joie que si on eu un jour connu le désir profond de quelque chose. Et cette notion de désir n'est justement possible que si on a eu l'expérience d'une grande peine. Mais je digresse, excuse-moi !
(rires)
Silverbard : Non, ton point de vue est intéressant, au contraire ! Passons alors à présent au sujet de votre nouveau label UDR. Auparavant vous étiez signés chez Spinefarm, qu'est-ce qui vous a amené à changer ?
Joel : Après
Tellurian, nous avons senti l'envie d'aller voir vers de nouveaux labels, et aussitôt nous avons amorcé la discussion avec certains. Assez rapidement UDR s'est présenté à nous, et dès lors s'est tout de suite imposé comme notre choix naturel. Il existe certes des labels spécialisés dans le progressif qui auraient pu s'imposer comme des choix naturels, comme Peaceville
[NdlR : ah bon ?] ou bien...
(cherche)
Silverbard : Inside Out ?
Joel : Oui voilà. Mais les gars de UDR nous ont vraiment plu, ils avaient une bonne attitude. Et puis comme je disais tout à l'heure, il n'y a pas de chemin tout tracé. Chacun est libre de prendre une voie un peu plus originale pour voir comment ça se passe. En tout cas, nous sommes confiants dans ce choix et nous nous sentons bien dans cette écurie.
Silverbard : C'est vrai que c'est un choix qui peut sembler curieux du fait de leur catalogue extrêmement éclectique...
Joel : Oui mais nous savons très bien comment nous voulons communiquer avec notre musique, nous ne voulons pas de compromis et les gens chez UDR l'ont bien compris. Donc nous nous sommes bien trouvés !
Silverbard : Quel regard portes-tu aujourd'hui sur vos deux précédents efforts ? Il peut arriver qu'au moment du troisième album, on regrette certaines "erreurs de jeunesse" peut-on dire ?
Joel : Non, il y a eu un développement naturel de
Cognitve à
Tellurian, ce dernier était un album très émotionnel. Nous avons vraiment approfondi notre aspect émotionnel avec cet album et nous continuons sur cette voie avec
Lykaia. Ce nouvel album est plus «
terrestre », plus «
chair et os » que
Tellurian. Nous allons encore plus loin dans le côté organique, car cette fois-ci tout a été entièrement fait de façon analogique. Et nous nous efforçons de beaucoup nous écouter quand nous enregistrons au lieu de simplement regarder les barres de volume et de fréquences. C'est vraiment sur ce dernier point que nous avons progressé avec
Lykaia.
Silverbard : Cette exigence d'organique et d'analogique vaut-elle également pour le live ? De jouer sans sample par exemple ?
Joel : Jamais nous n'utiliserons de samples. Si je vais à un concert de metal et j'entends le moindre sample, je quitte aussitôt la salle ! Je me dis : «
qu'est-ce que c'est que ce bordel que j'entends ? », la prochaine chanson sera de cinq minutes et trois secondes et puis la suivante de six minutes et dix-sept secondes. Tout sera exactement comme sur album et le batteur passera le concert à écouter son «
clic » dans son casque. Ce qui se passe, c'est que c'est un ordinateur qui contrôle tout le concert. Et nous ne ferons jamais aucun compromis là-dessus. Quand nous jouons, c'est nous qui décidons ce qui se passe entre la scène et le public. Ce qui se passe à un concert est censé être vivant et imprévisible. Et chaque concert sera différent des autres, c'est ça la beauté.
Silverbard : Ta position est radicale mais tu comprends bien que certains groupes font appel à des orchestrations par exemple, et sont incapables de reproduire à quatre ou cinq la musique composée sur album. Tu penses que dès lors ils ne devraient pas se produire sur scène ou trouver une façon différente de jouer leur titres ?
Joel : Ce que je veux dire, c'est faites vivre votre musique. Soyez créatifs. Nous avons deux nouveaux membres dans le groupe depuis peu Lars (multi-instrumentiste) et Markus (guitariste). Lars est incroyable car il peut jouer de la guitare, ou sur tous les types de claviers, il sait chanter pour des harmonies vocales... C'est l'homme qui peut ajouter une autre dimension à tout ce que nous faisons. Pourquoi les autres groupes ne pourraient-ils pas en faire autant ? Si tu as besoin d'un orchestre, fais autrement, utilise un mellotron... Faire sonner un live comme un album me semble être une idiotie... Mais ce n'est que mon opinion, hein ! Je ne juge pas ce que font les autres.
Silverbard : J'avais une dernière question plutôt destinée à Martin, mais je te la pose quand même. As-tu écouté et que penses-tu du denier album d'Opeth ?
Joel : Excellent ! Je précise que ce n'est que mon opinion, je ne parle pas au nom de Martin hein... Ils ont sorti leur meilleur album depuis très longtemps je trouve. Et Katatonia a sorti un dernier album remarquable également. Et ça me fait très plaisir que ces groupes progressifs de Stockholm qui existent depuis tout ce temps continuent à sortir de très bons albums. C'est magnifique et ça me rend très heureux !
Silverbard : Les derniers mots sont pour toi si tu veux ajouter quelque chose...
Joel : Nous serons bientôt de passage à Paris, je vous dis à tous à bientôt ! J'ai très hâte à vrai dire. Il y a deux ans, nous jouions pour la première fois à Paris au Glaz'art, nous ne savions pas à quoi nous attendre et c'était génial. De ce fait, nous sommes donc un peu nerveux à l'idée de revenir mais j'espère vous voir tous, nous ne tournons pas beaucoup alors venez !
(rires)